Au printemps 1908, à treize ans, Violet déclare pour la première fois son amour à Vita. En réponse, celle-ci balbutie un « chérie » qui résonne d’une façon étrange et intimidante. Accompagnées de leurs gouvernantes, Vita et Violet se retrouvent à Florence l’été suivant pour se perfectionner en italien. À la fin du séjour, la séparation est difficile. Violet pleure et offre à Vita la bague du doge vénitien donnée par l’antiquaire Joseph Duveen. Vita conservera cette bague toute sa vie et prendra soin de stipuler dans son testament que le bijou devra être restitué à Violet après sa mort.
En septembre, Vita séjourne à Duntreath Castle en compagnie de Violet qui a rempli sa chambre de tubéreuses. Elles se déguisent en gentilshommes pour répéter la pièce écrite par Vita « La vipère de Milan ». Armée d’un poignard, Violet fait semblant de poursuivre Vita à travers les galeries du château. La nuit, elle vient la retrouver dans sa chambre. Elles discutent durant des heures en écoutant les chouettes ululer. Le souvenir de ces moments d’intimité ne les quittera jamais : « désormais, je ne peux plus entendre de chouettes sans me souvenir de sa présence douce et troublante dans l’obscurité de ma chambre », écrit Vita en 19201.
La mort de Bertie
Édouard VII meurt en 1910. Sa mort fait instantanément perdre à Alice son statut privilégié. Encore courtisée la veille, la maîtresse du roi devient en l’espace de quelques heures un symbole inconvenant, encombrant. La famille Keppel se réfugie chez des voisins pour fuir la presse et les curieux. Sonia est trop jeune pour saisir ce qui vient de se passer. Leur départ en catimini de leur propre maison et l’intensité de la peine d’Alice, qui porte le deuil de Bertie en secret, lui paraissent inexplicables. Âgée de seize ans, Violet a en revanche tout compris.
Alice fait l’acquisition d’une nouvelle demeure au 16, Grosvenor Street. À bien des égards, il lui est impossible de continuer à vivre dans la maison où le roi lui rendait visite. Elle réalise bientôt qu’il serait plus convenable de quitter l’Angleterre durant quelques mois, le temps de se faire oublier. Elle a perdu la faveur royale, mais grâce à ses investissements pilotés par Ernest Cassel, elle dispose toujours de son immense fortune. Alice décide d’emmener sa famille dans un grand voyage, un exil volontaire qui durera deux ans.
Pour Violet, ce voyage signifie être séparée de Vita durant de longs mois. Comme à Florence, les adieux sont difficiles. La veille ou l’avant-veille du départ, elles se rendent toutes les deux au théâtre. Elles ont du mal à se quitter et ordonnent à leur chauffeur de faire plusieurs fois le tour de Hyde Park. Dans la voiture, Violet déclare de nouveau son amour à Vita et l’embrasse. En 1920, Vita relatera cet évènement comme « l’une des très rares mais bouleversantes occasions où elle m’a embrassée. »1
L’exil
Les Keppel quittent l’Angleterre en novembre 1910 pour Ceylan (l’actuel Sri Lanka), où ils ont prévu de passer l’hiver dans la plantation de sir Thomas Lipton. Violet aime voyager, mais malgré la beauté des paysages sri lankais, elle n’apprécie pas son séjour qu’elle qualifie d’« interlude hors sujet ». Elle se sent trop loin de ses repères : la vie urbaine, l’Europe. Scène banale de l’effroyable violence coloniale, leur voiture renverse une femme âgée qui est tuée sur le coup. Alice offre de l’argent à la famille endeuillée pour étouffer l’affaire.
À Ceylan, Violet s’ennuie, écrasée par la chaleur étouffante. La jungle lui fait peur ; la chasse aux alligators la dégoûte. Vita paraît bien trop lointaine, et ses « lettres impersonnelles » ne sont pas très rassurantes. Violet les lit et les relit pour tenter de les décoder :
En relisant attentivement, une sorte d’angoisse pesante que je dois bien qualifier d’appréhension fait battre mon cœur et trembler ma main tandis que je t’écris… Elle tremble et elle est triste. Pour la première fois, tes deux années de plus que moi me semblent très réelles, arrogantes, sinistres. Après tout, je suis encore une jeune fille. J’aurais dû prévoir qu’à ton âge, une liaison masculine surviendrait. Il serait sage de l’accepter. Je sens que je suis sur le point de dire des choses inappropriées. Tu ne riras pas, promets-moi que tu ne riras pas. Pendant longtemps, je n’ai rien exigé de toi, donc accorde-moi cela. Cela me ferait tant de peine.
« Violet to Vita, the letters of Violet Trefusis to Vita Sackville-West », Mitchell A. Leaska et John Phillips, éd. Penguin Books 1989
Violet a raison de s’inquiéter. L’esprit de Vita est ailleurs. À dix-huit ans, elle vient de faire ses débuts dans le monde. Courtisée, elle doit faire un choix parmi ses prétendants. Elle fait la connaissance d’Harold Nicolson, un jeune diplomate de vingt-quatre ans qui lui semble être « le compagnon de jeu idéal ». « Essaie de ne pas te marier avant mon retour » implore Violet, intuitive et suspicieuse.
Vita est aussi amoureuse de Rosamund Grosvenor, une autre amie d’enfance. Plus exactement, elle est surtout attirée physiquement par Rosamund qu’elle juge, avec une cruauté assez caractéristique, fade et sans personnalité. Rosamund a beau avoir quatre ans de plus que Vita, c’est cette dernière qui mène la danse. Leur relation lui semble peut-être plus simple et moins périlleuse que celle qu’elle entretient avec Violet. Violet qui lui écrit, avant son départ pour Ceylan : « je t’aime Vita, parce que j’ai vu ton âme » – une perspective qui avait tout pour la terrifier.
Retour en Europe
Au bout de trois mois, Alice et George poursuivent leur voyage en direction de la Chine et renvoient leurs filles en Europe. Violet croise Vita à Monte Carlo et lui offre un rubis acheté pour elle à Ceylan. « Toujours folle mais fascinante » note Vita à son propos dans son journal. Puis Violet et Sonia partent pour l’Allemagne et s’installent à Munich dans une pension où elles sont chaperonnées par leurs gouvernantes. Violet accepte enfin de parler à sa sœur avec qui elle développe une vraie complicité. Elle sent que Vita lui échappe. Dans ses lettres, elle tente sur tous les tons de la retenir, mais toujours dans un langage codé. Elle l’invite à lui rendre visite à Munich, puis à la rejoindre pour des vacances en Autriche. Malgré ses supplications, Vita se dérobe.
Alice commence à organiser son retour en Angleterre. Elle passe tout d’abord voir Violet et Sonia à Munich. Elle juge leur pension indigne et Violet trop grosse. Comme toujours, Alice prend les choses en main : elle installe ses filles dans un appartement somptueux, met Violet au régime et renouvelle sa garde-robe. Estimant ses fréquentations trop ordinaires, elle demande au consul d’Angleterre de présenter sa fille aînée à des jeunes gens de la haute société. Puis elle retourne à Londres meubler sa maison du 16, Grosvenor Street. En mars 1912, tout est prêt. Alice rapatrie ses filles en Angleterre. À dix-huit ans, Violet s’apprête à faire ses débuts.
Les retrouvailles avec Vita
À Londres, Violet revoit Vita. Elle est subjuguée :
Personne ne m’avait dit que Vita était devenue une beauté. Elle était grande et gracieuse. Les yeux profonds des Sackville étaient comme des étangs d’où les brumes matinales se seraient levées. Une pêche aurait envié son teint. Elle était entourée de plusieurs jeunes hommes énamourés.
Don’t Look Round, Violet Trefusis, éd. Hutchinson, 1952, p.70
Vita lui paraît populaire, sûre d’elle. Cela fait déjà deux ans qu’elle fréquente le monde des adultes, les bals et les fêtes. Violet se sent distancée. Pourtant, elle non plus ne manque pas d’atouts : elle est belle, brillante, fantasque, sarcastique. Sa voix au timbre particulier lui confère un charme supplémentaire. « Tu me trouves jolie ? » demande-t-elle avec anxiété à Vita – en français bien sûr. « Tu as beaucoup de chic », répond prudemment celle-ci.
Vis-à-vis de Violet, Vita est toujours ambivalente. Accaparée par son histoire d’amour avec Rosamund et ses hésitations au sujet d’Harold, elle se montre distante. Ce qui ne l’empêche pas d’être habitée par la certitude qu’un lien mystérieux et indestructible l’unit à Violet.
Car malgré son attitude ambiguë, Vita est persuadée qu’elle ne perdra jamais Violet, aussi fière et impétueuse que celle-ci puisse être. En dépit de ses déclarations péremptoires, les « Violet m’appartient » et « j’écoutais parler d’elle avec un sourire propriétaire, présomptueux », Vita a toujours été un peu dépassée par Violet. « Elle est folle, répète-t-elle une nouvelle fois dans son journal en janvier 1913. Elle m’a embrassée comme elle ne le fait habituellement pas et elle m’a dit qu’elle m’aimait ». Et lorsqu’il devient inévitable qu’Harold rencontre Violet, Vita est embarrassée. Elle prend soin de baliser le terrain, de dédramatiser : « Ma fantasque amie Violet Keppel est de retour en avril donc tu feras sa connaissance ; je suis si contente. Elle t’amusera plus que personne. »
Vita évite de parler de ses projets de fiançailles avec Harold à Violet. En revanche, Violet connaît l’existence de Rosamund. « La jalousie entre R. Et V. finira mal », écrit Vita dans son journal, sans doute flattée d’être l’objet d’une telle rivalité.
Vita et Violet se croisent à l’occasion de fêtes à Knole. Violet s’amuse à flirter avec ses cavaliers, et Vita à la surprendre pour le plaisir de la voir brutalement cesser ses jeux de séduction et pâlir jusqu’aux lèvres. Une nuit, Violet rejoint Vita dans sa chambre, l’embrasse et tente de lui arracher la vérité : compte-t-elle se fiancer à Harold Nicolson ? Vita ment et répond par la négative.
En août 1913, Violet apprend les fiançailles de Vita dans la presse. C’est un coup de poignard dans le dos. Elle envoie une lettre acerbe :
Accepte mes félicitations les plus sincères à la nouvelle de tes fiançailles… Je n’ai jamais pu écrire de lettres sur ce sujet dans aucune langue, mais étrangement, cela semble moins répugnant en français. Je te souhaite tout le bonheur possible (et cætera) du fond du cœur (et cætera) (…) Je lis dans les journaux du soir que la rumeur est contredite, auquel cas ces effusions seraient (officiellement du moins) vaines. Ma non importa. Garde-les jusqu’au jour où cela deviendra officiel. Cette lettre remplira bien le même office à n’importe quel moment, à propos de n’importe qui.
Cité dans « Mrs Keppel and Her Daughter » écrit par Diana Souhami, éd HarperCollins 1996, chapitre 9
Vita épouse Harold le 1er octobre 1913. Violet n’assiste pas au mariage :
Elle [Vita] se maria sans me le faire savoir. J’avais entendu des rumeurs sur ses fiançailles mais tant qu’elle ne me le disait pas elle-même, je n’y attachais que peu d’importance. Je fus étonnée par ce que je pris pour une perfidie que je ne méritais pas.
Don’t Look Round, Violet Trefusis, éd. Hutchinson, 1952, p.7
La menace du mariage
Après Vita, Violet doit à son tour affronter la perspective du mariage. À ma connaissance, faute de sources, on ignore comment Violet a vécu la découverte de son homosexualité.
À l’égard de Vita, Violet a toujours fait preuve de témérité, prenant l’initiative de quelques baisers et lui déclarant ses sentiments à plusieurs occasions. Dans ses lettres, Violet n’exprime aucune sorte de honte ou de peur, ce que je trouve exceptionnel pour l’époque. Vita, elle, a conscience de sa différence, de la condamnation de la société. Elle craint d’être monstrueuse et se contente d’espérer que dans le futur, les « gens comme elle » seront acceptés, ne serait-ce que « comme un mal inévitable »2.
Si elle n’a peut-être jamais réfléchi à sa sexualité en termes d’identité, Violet aime et préfère les femmes. Cela lui semble naturel et elle n’éprouve pas le besoin de s’en excuser. Dans une lettre datée de 1919, elle exprime ses émotions d’une façon très claire :
Pourquoi se passe-t-il quelque chose de si miraculeux lorsqu’une femme fait quelque chose avec justesse ? Si un homme joue convenablement du clavecin, personne ne lui prêtera attention. Avec une femme, il se produit quelque chose de si irréel, de si adroit, de si spirituel, de si ironique, de si fantastique, de si primitif, de si infiniment sacré, que l’on se sent prêt à donner dix ans de sa vie pour écouter la musique se répéter : chaque mot est un poème, chaque regard est une intrigue, chaque geste est une romance ! Il n’existe que deux choses absolument divines en ce monde : la musique et les femmes ! Je t’assure qu’il n’y a rien de plus beau sur terre qu’une belle femme. Personnellement cela me remplit d’une telle admiration et d’une telle révérence, qui font trembler mes mains et que je me sens incapable de dessiner. Cela ressemblerait à un sacrilège.
« Violet to Vita, the letters of Violet Trefusis to Vita Sackville-West », Mitchell A. Leaska et John Phillips, éd. Penguin Books 1989
Son avis sur les hommes est tout aussi tranché :
Les hommes âgés, les jeunes hommes, les garçons. Pouah ! Je les hais. Ils me remplissent de dégoût. Il n’y a rien de plus répugnant pour moi, même les petits garçons me semblent indiciblement répugnants.
« Violet to Vita, the letters of Violet Trefusis to Vita Sackville-West », Mitchell A. Leaska et John Phillips, éd. Penguin Books 1989
Pourtant, la famille de Violet et la société tout entière attendent d’elle qu’elle se marie. Alice s’emploie à offrir à sa fille aînée des débuts éclatants, donnant toutes sortes de réceptions et de fêtes dans sa maison de Grosvenor Street. Violet flirte avec les jeunes hommes qu’on lui présente pour s’amuser et satisfaire sa mère, mais elle n’est pas attirée par eux. Elle déteste les rigidités de sa classe sociale et l’hypocrisie du mariage dont Alice et George sont un exemple parfait. Ses potentiels prétendants – ainsi que leurs mères – la trouvent de toute façon un peu trop brillante, un peu trop sarcastique. Un seul d’entre eux éveille son intérêt : Julian Grenfell, un séducteur fantasque, rebelle et impétueux.
La Première Guerre mondiale
Entre dix-huit et vingt ans, Violet cherche à gagner du temps. Elle s’engage plusieurs fois dans des fiançailles qu’elle finit toujours par rompre. En 1914, le déclenchement de la Première Guerre mondiale lui offre un étrange répit. Alors que toute une classe d’âge est envoyée se faire massacrer dans les tranchées, le grand marché des dots et des mariages est suspendu.
La Première Guerre mondiale a été en grande partie provoquée par les rivalités économiques et coloniales qui opposent les grandes puissances européennes – ces juteux investissements dans les mines, les compagnies maritimes et le commerce des matières premières qui ont fait la fortune d’Alice Keppel et de beaucoup d’autres. Ironie du sort, les classes dominantes qui ont tant profité de l’impérialisme européen sont elles aussi contraintes – « noblesse oblige », comme l’explique si bien Victoria Sackville-West3 – d’envoyer leurs propres fils au combat. Dans les tranchées, ils tombent comme des mouches. « Ouvrir un journal demandait un courage surhumain », résumera Violet, horrifiée par la succession des avis de décès. Julian Grenfell est l’un des premiers à mourir.
Âgé de cinquante ans, George Keppel s’enrôle dans l’armée. Nommé capitaine, puis major, il est déployé en France. Alice fait un peu de secrétariat pour un hôpital de campagne situé non loin du Touquet. Violet travaille brièvement dans une cantine de soldats, mais est renvoyée – selon elle – pour avoir versé dans le chocolat d’un général de la poudre à canon au lieu de la poudre de cacao.
Le quotidien d’ordinaire immuable et luxueux des Keppel est bousculé. Londres est bombardée, connaît des ruptures d’éclairage et d’approvisionnement. Terrifiée par les bombes, Violet essaie de se faire inviter par des amis à la campagne pour souffler. Depuis l’automne 1917, elle a recommencé à écrire à Vita pour tenter de renouer les liens. En avril 1918, elle lui demande si elle peut venir quelques jours à Long Barn. Vita est un peu réticente, mais accepte par politesse.
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Image illustrant l’article : Violet peinte par William Bruce Ellis Ranken, 1919
Notes