L’existence de Violet a été largement dominée par une autre figure féminine : celle de sa mère, la redoutable Alice Keppel.
Alice, née Edmonstone, est la cadette d’une interminable succession de neuf enfants – huit filles et un garçon, Archibald, dont elle est inséparable. Les Edmonstone sont des aristocrates écossais, châtelains de « Duntreath Castle », plutôt désargentés, mais issus d’une lignée remontant au XVe siècle. En 1891, Alice épouse George Keppel, jeune officier d’un régiment d’artillerie et troisième fils du 7e comte d’Albemarle. Les Keppel, une autre vieille et respectable famille originaire d’Hollande, sont proches de la Couronne qu’ils servent depuis des générations comme aide de camp ou dames de compagnie. En tant que fils cadet, George n’a aucun droit sur la fortune familiale. Son salaire de l’armée et la petite pension versée par son père ne lui permettent pas d’offrir un train de vie très luxueux à son épouse.
En 1898, le régiment de George est inspecté par le prince de Galles. C’est à cette occasion qu’Albert (« Bertie »), le futur Édouard VII, pose pour la première fois les yeux sur Alice dont il fait très vite sa maîtresse. Bertie a cinquante-huit ans, Alice vingt-neuf. George est prié de s’effacer. En bon serviteur de la Couronne, il s’exécute sans faire de vagues.
Bertie est la parfaite caricature d’un homme médiocre à qui on a confié des pouvoirs exorbitants. Le prince de Galles, qui coûte chaque année à la Grande-Bretagne l’équivalent de quinze millions de livres actuelles1, passe son temps à jouer aux cartes et au billard, à massacrer toutes sortes d’oiseaux et d’animaux, à fumer une vingtaine de cigarettes et une dizaine de cigares par jour, à manger – les dîners organisés en son honneur comptent une douzaine de plats – et à collectionner des maîtresses : des femmes mariées de son entourage, mais aussi des actrices, des danseuses, des prostituées. En 1901, suite au décès de sa mère, la reine Victoria, Bertie devient roi à l’âge de soixante ans.
Reine de cœur
Après le couronnement de Bertie, Alice bénéficie d’un statut presque officiel de maîtresse royale. À quelques exceptions près, elle est invitée partout, respectée et courtisée. La presse loue sa beauté, son maintien, sa discrétion et son élégance. L’hypocrisie et le double discours règnent en maître. L’adultère, officiellement condamné par la morale et par l’Église, est en réalité aussi pratiqué dans l’aristocratie anglaise que le bridge ou le tir au pigeon. À partir de 1905, Bertie et Alice passent leurs printemps ensemble à Biarritz, dans une villa prêtée par Ernest Cassel, l’ami intime et conseiller financier de Bertie. En France, le roi d’Angleterre et sa maîtresse vivent presque maritalement.
Avec la vraie reine, Alexandra, Alice entretient une relation distante, mais tout à fait courtoise. Au cours de ses huit premières années de mariage, Alexandra a mené à terme six grossesses qui l’ont détruite physiquement. Se débarrasser de Bertie au profit de ses nombreuses maîtresses n’était probablement pas un très gros sacrifice.
Charismatique, drôle, gracieuse, bonne partenaire de bridge, Alice excelle dans son rôle d’hôtesse. Surtout, elle sait divertir le roi comme personne. Un vent de soulagement souffle dans l’entourage de Bertie qui se montre depuis l’enfance colérique et imprévisible. À plusieurs occasions, Alice est même chargée par sir Charles Hardinge, le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et vice-roi des Indes, d’user de son influence afin de convaincre le roi de se ranger à l’avis de son ministère.
Ernest Cassel, le conseiller financier de Bertie, commence à gérer les intérêts d’Alice. Il la fait investir dans les mines du Transvaal, les chemins de fer américains et argentins, la compagnie maritime anglaise « Royal Mail Steam Packet Company » ou encore la compagnie coloniale « British South Africa Company »1. Grâce à Ernest Cassel et Bertie, Alice Keppel devient fabuleusement riche.
Fille de presque-reine
Violet naît le 6 juin 1894, quatre ans avant la rencontre d’Alice et de Bertie. Malgré ce qu’elle a prétendu avec insistance durant une grande partie de sa vie, il est donc impossible que le roi Édouard VII soit son véritable père. Celui-ci n’était sans doute pas non plus George Keppel, dont elle ne s’est jamais sentie proche et qui lui a toujours préféré sa sœur cadette, Sonia. Le mystère demeure, mais le vrai père de Violet pourrait bien être William Beckett, un séduisant banquier.
Conformément aux usages de l’époque, Violet est élevée principalement par des bonnes et des gouvernantes. Elle n’est présentée à sa mère que deux fois par jour : après le petit-déjeuner et au moment du thé. Cette éducation établit les bases d’une relation nécessairement déséquilibrée : Violet n’a que quelques minutes pour capter l’attention d’Alice qui l’éblouit. Et il suffit d’un faux pas pour que l’enfant soit arrachée à cette mère-déesse et ramenée dans sa chambre. Car Violet n’est même pas certaine qu’Alice appartient au genre humain :
Au commencement, ma mère fut pour moi une atmosphère, un climat lumineux, resplendissant, affrontant joyeusement les difficultés comme une armure dorée ; c’est plus tard seulement que je pris conscience d’elle comme d’une personne.
« Don’t Look Round », écrit par Violet Trefusis, éd. Hutchinson, 1952
L’enfance de Violet est marquée par la confusion. Les règles sont floues. Naïvement, elle cherche des réponses : « Pourquoi appelle-t-on grand-papa «Majesté» ? » demande-t-elle un jour, n’obtenant pour toute réponse qu’un silence glacé. Seule certitude : c’est Alice qui règne en souveraine absolue sur cet étrange royaume.
Elle avait non seulement un don pour le bonheur, mais elle excellait à rendre les gens heureux. Elle ressemblait à un sapin de Noël chargé de cadeaux pour tout le monde. Il n’y avait pas de limites à ses largesses.
« Don’t Look Round », écrit par Violet Trefusis, éd. Hutchinson, 1952
Alice, c’est une main de fer dans un gant de velours. Très tôt, elle fait comprendre à Violet qu’il n’y a pas de discussion ou de négociation possible. Vers l’âge de cinq ans, Violet tente une première rébellion. En guise de protestation, elle annonce son intention de fuguer. « Eh bien, enfuis-toi… » se contente de répondre Alice. Déterminée, Violet empile ses affaires dans sa petite brouette et se met en route. « Personne ne m’a appelée. Personne n’est venu. C’était un fiasco complet » se rappellera-t-elle.
Si Violet ne se montre pas à la hauteur, le couperet tombe : « tu n’as pas de charme », accuse parfois Alice avec – on l’imagine – un mélange glaçant de déception et de dédain. Comment satisfaire de telles exigences ? Violet ne se sentira jamais l’égale de sa mère et écrira à sa sœur Sonia :
Nous ne sommes pas aussi attachantes ou aussi jolies ou accomplies que notre mère. Nous sommes loin de l’égaler, et encore moins de la surpasser.
Cité dans « Mrs Keppel and Her Daughter » écrit par Diana Souhami, éd HarperCollins 1996, chapitre 1
À fleur de peau
En 1900, Violet considère la naissance de sa sœur, Sonia, comme une menace. Le bébé ne lui inspire que du dégoût et surtout, il risque de s’interposer entre elle et Alice. Impuissante, Violet décide de répondre par le mépris. Dans ses mémoires, intitulées « Edwardian Daughter », Sonia se souviendra :
Ma sœur Violet, pendant les dix premières années de ma vie, me regarda avec une expression d’aversion sans mélange. Avec servilité, j’essayais de combler le fossé entre nous par de petites offrandes, mais elle restait incorruptible. Et à part une seule exception terrifiante, je ne puis me rappeler un seul mot qu’elle m’aurait dit durant toute cette décennie.
« Edwardian Daughter », écrit par Sonia Keppel, éd. Hamish Hamilton, 1958
Évidemment, la relation entre les deux sœurs ne se remettra jamais du traitement cruel infligé à Sonia par Violet.
Violet est une enfant très belle qui fait la fierté de sa mère. Vous trouverez facilement sur Internet une photo d’elle à neuf ans, déguisée en bacchante (tiens donc !) à l’occasion de fêtes de Noël. Sa conversation est bien trop mature pour son âge. Son don pour le mimétisme et la caricature ravit les invités d’Alice. À l’heure du café, Violet est exhibée comme une petite attraction. Elle s’efforce toujours de plaire et est terrifiée à l’idée de perdre l’affection de ses proches :
J’éclatais en sanglots sans aucune raison ; j’étais soupçonneuse, introspective, passionnément possessive vis-à-vis des gens et des choses que j’aimais. Le livre le plus anodin me tourmentait à en pleurer.
« Don’t Look Round », écrit par Violet Trefusis, éd. Hutchinson, 1952, p.38
Hyperémotive, Violet est très sensible aux ambiances, aux paysages, aux parfums. Elle préfère de loin le château familial, le « Duntreath Castle » où elle passe ses étés, à la demeure londonienne lugubre de ses parents. Elle est enchantée par les landes écossaises, les collines jumelles de Dumfoyne et Dumgoyne. Le château lui-même a des allures de manoir hanté, avec ses poivrières, son donjon et ses salles de garde. Il y flotte une odeur inoubliable, un mélange de « bois de cèdre, de tubéreuses – et de poudre à canon. »
En 1905, Violet découvre Paris pour la première fois. C’est un coup de foudre qui ne se démentira jamais. La France symbolise aux yeux de Violet un monde différent où règne une autre façon de vivre, de s’exprimer. Violet se promet d’apprendre le français et de le parler un jour sans aucun accent.
Violet accorde également une grande importance aux objets. Non pas pour des questions d’apparence, mais par fascination pour les histoires et les secrets qu’ils dissimulent. Joseph Duveen, célèbre antiquaire de Bond Street, se propose un jour d’offrir à Violet une poupée. Il invite la petite fille, alors âgée de six ans, à faire son choix dans sa boutique. Dédaignant les poupées, Violet désigne une bague ayant appartenu à un doge du XVe siècle. Alice est gênée et réprimande sa fille, mais l’antiquaire cède, sans doute pour ne pas perdre la face. Sept ans plus tard, Violet offrira cette bague à Vita en gage de son amour pour elle.
À la fois mature et immature, Violet navigue à vue dans un univers magique et inquiétant, complètement coupé du monde réel.
Vita Sackville-West
À l’hiver 1904, Violet est invitée pour le thé au chevet d’une amie alitée à cause d’une jambe cassée. À ses côtés se trouve déjà une autre jeune fille, un peu plus âgée, mais qui paraît tout aussi farouche qu’elle : « elle était grande pour son âge, dégingandée, très mal habillée, comme si elle portait les vieux vêtements de sa mère »2. Cette adolescente maussade et un peu gauche, c’est Vita Sackville-West. « J’avais treize ans, se souviendra Vita. Elle (Violet) avait deux ans de moins que moi, mais à tous points de vue, elle aurait pu en avoir six de plus. Cela me paraît aujourd’hui si significatif que je me souvienne avec tant de clarté de la première fois où j’ai posé les yeux sur elle »3. Violet fait quelques remarques sur les fleurs disposées dans la pièce. Vita n’écoute pas, ou plus sûrement prétend ne pas écouter, ce qui pique l’orgueil de Violet. « Elle était déjà trop gâtée », jugera Vita qui a toujours aimé sentir et exercer son pouvoir sur Violet.
Violet obtient de sa mère l’autorisation d’inviter Vita pour le thé. Vita qui racontera :
Nous nous sommes installées dans une pièce assez sombre, et nous avons parlé – à propos de nos ancêtres, un étrange sujet de conversation s’il en est – et dans le hall alors que je m’en allais, elle m’a embrassée. J’ai inventé une petite chanson ce soir-là « j’ai une amie ! ». Je m’en souviens si bien. Je la chantais dans mon bain.
« Portrait of a marriage » écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973
Violet a également relaté cette rencontre. Comme toujours, elle se montre plus honnête :
Nous étions toutes deux des snobs finies et nous avons parlé surtout, autant que je m’en souvienne, de nos ancêtres. J’essayais quelques allusions supérieures sur Paris. Cela ne l’impressionna guère ; ses goûts semblaient l’emmener dans une autre direction. Elle a digressé sur sa magnifique demeure à la campagne, ses chiens, ses lapins. Je la trouvai gentille, mais un peu immature. Nous nous sommes cependant séparées avec une estime mutuelle.
« Don’t Look Round », écrit par Violet Trefusis, éd. Hutchinson, 1952
Vita est très impressionnée par Violet, mais elle fait tout pour le lui cacher. Si l’on en croit son témoignage datant de 1920, publié dans « Portrait d’un mariage », les bases de sa relation avec Violet étaient déjà posées :
J’étais si fière de l’amitié de cette créature brillante, extraordinaire et presque surnaturelle, mais je la traitais avec un constant dédain – c’est la seule occasion où j’ai vraiment fait preuve d’habileté ; ce qui l’a attachée à moi bien plus que n’importe quelle preuve de dévotion ne l’aurait fait.
« Portrait of a marriage » écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973
Il est impossible de savoir si le témoignage de Vita reflète réellement sa relation avec Violet. Vita avait une sérieuse tendance à considérer uniquement ce qui l’arrangeait et à ignorer le reste.
Violet et Vita partagent en tout cas beaucoup de choses : elles appartiennent au même milieu social, leurs familles sont anciennes, riches et prestigieuses. Elles vivent sous le joug capricieux de mères à la personnalité écrasante – bien que très différentes. Surtout, elles souffrent toutes deux d’une solitude pesante qu’elles tentent de briser grâce à leur imagination. Elles aiment créer des univers parallèles en puisant dans la fiction, dans leur histoire familiale et le romantisme de leurs demeures ancestrales : Knole pour Vita, Duntreath Castle pour Violet.
Une amitié naissante
Violet et Vita se revoient à plusieurs reprises. Elles fréquentent la même école, à Londres, dans la classe de Miss Woolff. Elles prennent ensemble des leçons d’italien, de piano, de dance, et entament une correspondance. Dans ses lettres, Violet tente de se montrer sous son meilleur jour et fait déjà preuve un style très maîtrisé. Les réponses de Vita, plus enfantines, ont pour sujet principal ses chiens et ses lapins. « Ce n’était pas une grande épistolière », conclut Violet. Un jugement que partagera plus tard Virginia Woolf qui taquinera Vita en l’accusant de lui écrire des « lettres impersonnelles »
À treize ans, Vita est pourtant déjà passionnée par l’écriture et la lecture. Elle écrit tous les jours, durant des heures, des romans et des pièces de théâtre. Le problème ne résidait peut-être pas dans le degré de maturité de Vita, mais dans sa difficulté à exprimer ses émotions, à se livrer et à établir une réelle communication. Vita n’était probablement pas si « habile » et si assurée qu’elle l’a prétendu plus tard. Les démonstrations d’affection de Violet la troublent, l’effraient. En réaction, elle met en place une stratégie d’évitement dont les « lettres impersonnelles » font intégralement partie.
En 1910, en recevant l’une d’entre elles, remplies de descriptions des paysages écossais, Violet ironise :
Merci du fond du cœur, ma chère correspondante, pour ta dissertation charmante sur les montagnes écossaises et les délices qu’elles procurent à cette époque de l’année. Je dois me demander à nouveau si cette lettre vient vraiment de toi ? En vain, je me force à chercher un sens symbolique, une suite logique…
« Violet to Vita, the letters of Violet Trefusis to Vita Sackville-West », Mitchell A. Leaska et John Phillips, éd. Penguin Books 1989
Violet réclame tout de même une réponse, mais enfonce le clou :
Et – je t’en prie, épargne-moi le temps qu’il fait ! …
En 1906, Vita et Violet se retrouvent à Paris, dans l’appartement de sir John Murray Scott, l’ami-amant de la mère de Vita. Elles y jouent toutes les deux, devant un public de domestiques qui ont dû terriblement s’ennuyer, une pièce de théâtre écrite par Vita en français et en alexandrins : « Le masque de fer ». Vita, dont la mère, Victoria, a vécu dans un couvent parisien jusqu’à ses dix-huit ans, parle encore mieux le français que Violet qui redouble d’efforts pour être à la hauteur. Les deux adolescentes discutent en français pour goûter à l’intimité troublante du tutoiement – frissons garantis. C’est également leur premier langage secret.
D’une façon générale, Violet fait tout ce qu’elle peut pour impressionner Vita, comme elle l’exprimera bien plus tard, dans l’un de ses romans, par l’intermédiaire d’un de ses personnages :
Si j’ai fait d’assez brillantes études c’était pour lui faire honneur. Si j’avais épuisé tous les « Elizabethan’s » à l’âge de douze ans, si je citais Marvell, Herriek, Pope à quiconque voulait m’entendre, c’était parce qu’il les aimait. Si j’apprenais par cœur toutes les pièces de Rostand, si je consentais à m’affubler du nez de Cyrano, de la moustache de Flambeau, c’était uniquement dans l’espoir de l’attendrir.
« Broderie anglaise », écrit par Violet Trefusis, Plon, 1935
Poursuivre la lecture – épisode 3
Photo illustrant l’article : Violet et sa mère Alice, imprimé par Tony White, d’après Alice Hughes, 1994 (1899) – © National Portrait Gallery (Licence CC BY-NC-ND 3.0)
NOTES