Ni le mot “lesbienne”, ni la politique, ni les modes de vie, ni les œuvres des lesbiennes ne sont connues , rappelle Alice Coffin dans son livre « Le génie lesbien »1. Parce qu’elles sont considérées comme une menace pour l’ordre patriarcal, les lesbiennes ont toujours été effacées de l’histoire. Et lorsqu’il est vraiment impossible de passer leurs existences sous silence, elles sont bien souvent invisibilisées, du fait notamment de la fâcheuse tendance de leurs biographes à omettre ou à minimiser leurs liaisons amoureuses et sexuelles avec d’autres femmes — que celles-ci aient duré quelques mois, vingt ans ou même cinquante ans.
Emily Dickinson, Rosa Bonheur, Louise Michel… Les exemples sont nombreux. Pour justifier leurs réticences à évoquer les liaisons lesbiennes de ces femmes célèbres, les chercheur·ses invoquent l’incertitude, le doute qui persiste malgré des correspondances amoureuses qui s’étalent parfois sur plusieurs décennies ; des vies entières vécues côte à côte ; des compagnes que l’on prend soin de désigner devant la loi comme héritières ou exécutrices testamentaires.
Mais la curieuse cécité des biographes et chercheur·ses au sujet du lesbianisme de leurs sujets d’étude ne peut pas toujours s’expliquer par un prétendu manque de sources ou de témoignages.
L’un des premiers exemples qui me viennent à l’esprit est Carson McCullers, dont la passion amoureuse pour Annemarie Schwarzenbach – à qui elle dédia « Reflets dans un œil d’or » – est systématiquement présentée comme obsessionnelle et non partagée. Pourtant, j’ai récemment appris, grâce au travail de Jenn Shapland2, que les lettres d’amour d’Annemarie Schwarzenbach à Carson McCullers avaient toujours été à disposition des chercheurs dans les archives du Harry Ransom Center, un centre d’archives d’artistes et d’écrivains de l’université du Texas à Austin3.
Malgré l’existence de ces sources, les biographes de Carson McCullers ont choisi d’ignorer ses liaisons féminines ou bien de transformer ses amantes en « compagne de voyage » et en « amies intimes »4.
Plus récemment encore, citons Peggy Roche qui partagea durant près de vingt ans la vie de Françoise Sagan et qui joua un rôle important dans l’éducation de son fils, mais qui était jusqu’à une date très récente, plus ou moins effacée de ses biographies.
Et que dire de Virginia Woolf dont la réputation de frigidité, qui courait déjà de son vivant, fut entretenue avec soin par son mari, Leonard Woolf, puis par son neveu, Quentin Bell ?5.
Combien de fois ai-je entendu que sa liaison avec Vita Sackville-West avait été éphémère et presque platonique ? Pour nous convaincre et clore le sujet, il est souvent précisé que les deux femmes n’auraient couché « que deux fois ensemble ». Cette triste comptabilité, basée sur une lettre de Vita adressée à son époux Harold Nicolson et datée d’août 1926, est pourtant contredite par la lecture de la correspondance de Vita et Virginia qui révèle une relation bien plus longue et définitivement sensuelle.
Une « lesbienne déclarée »
À première vue, on pourrait penser que Vita Sackville-West a moins souffert de ce phénomène d’invisibilisation. Quelque temps après leur rencontre, Virginia Woolf écrivait à son propos dans son journal intime6 : « C’est une lesbienne déclarée, et il se peut qu’elle ait des vues sur moi, en dépit de mon âge ». Puis, juste après que leur amitié se soit transformée en relation amoureuse, Virginia notait encore (avec une pointe d’agacement – ou peut-être de ravissement) : « Ces lesbiennes vraiment aiment les femmes ; leur amitié ne va jamais sans un certain érotisme »7.
Ces deux commentaires prouvent que dès 1922, date de sa rencontre avec Virginia, Vita avait déjà une certaine réputation, probablement due à sa liaison avec Violet Trefusis qui dura trois ans, entre 1918 et 1920.
En 1928, Virginia Woolf publiait « Orlando », une bibliographie romancée de Vita que son fils Nigel Nicolson qualifiera plus tard de « plus longue et plus charmante lettre d’amour de la littérature ». Le fait que Vita était la véritable inspiratrice de Virginia n’a jamais été un secret : le livre lui était dédié, et Vita posait même pour certaines des photos qui illustraient sa biographie imaginaire, jouant ainsi son propre rôle. La liaison de Vita et de Virginia semblait être connue, du moins dans certains cercles, comme l’atteste une lettre de Dolly Wilde datée de 1931 et adressée à Natalie Clifford Barney. Dolly Wilde, qui a brièvement rencontré Virginia Woolf lors d’un dîner à Cambridge, confiait ses impressions à Natalie Barney : « Elle est totalement étrangère à la maternité – est supposée être vierge et n’avoir expérimenté aucun contact physique même avec Orlando »8. On notera au passage que la légende d’une liaison amoureuse mais chaste avec Vita sévissait déjà.
Dans une lettre datée du 28 mars 1933, alors qu’elle effectuait une tournée de conférences aux États-Unis avec son époux Harold Nicolson, Vita racontait à Virginia Woolf une anecdote qui a retenu mon attention :
Une jeune demoiselle s’est précipitée vers moi à Pasadena pour me dire qu’elle était en train d’écrire un livre sur toi et moi. Est-ce que ce n’est pas gentil pour nous ? Elle aurait voulu que je lui accorde une interview pour lui expliquer nos vues (les tiennes et les miennes) sur les images en littérature. Fort heureusement, j’ai eu la présence d’esprit de dire que j’avais juste le temps d’attraper mon train.
Vita Sackville-West Virginia Woolf, Correspondance 1923-1941. Traduite par Raymond Las Vergnas. Présentée et annotée par Louise DeSalvo et Mitchell A. Leaska. Ed Stock. 2010.
Des petits détails dans la façon dont est rapportée cette brève rencontre me laissent penser que la « jeune demoiselle » – qui n’est donc présentée ni comme une journaliste ni comme une étudiante et dont le comportement ressemble plutôt à celui d’une « fan » — était peut-être plus intéressée par la relation entre Vita et Virginia que par les questions de littérature. Sans doute la légende de « Vita & Virginia » était-elle déjà née et suscitait à la fois fascination et curiosité. Je reconnais volontiers que mon analyse comporte une grande part de supposition. Mais si Vita elle-même n’avait pas ressenti une forme d’ambiguïté, pourquoi aurait-elle relaté cette rencontre anodine à Virginia ? Pourquoi, s’il ne s’agissait que d’une innocente conversation sur la littérature, aurait-elle « fort heureusement » eu la présence d’esprit de trouver un prétexte pour prendre la fuite ?
Déjà, en 1927, Virginia comparait Vita endormie à “la Sapho de Leighton”9, puis lui confiait dans une lettre datée de 1929 : « une femme écrit qu’elle doit s’interrompre et embrasser la page quand elle lit Orlando : – elle est de ta race, j’imagine. Le pourcentage de lesbiennes est en train de grimper aux États-Unis, tout cela à cause de toi. »10
Vie intime et vie publique
Il est difficile d’établir ce qui transpirait de la vie intime de Vita de son vivant. Sa liaison avec Violet Trefusis avait alimenté de nombreuses rumeurs, mais jusqu’à quel point s’étaient-elles répandues ? À une époque où il n’existait ni Internet ni paparazzis, il faudrait renoncer à une réponse unique et analyser un par un les différents cercles que Vita fréquentait : sa famille, ses amis et connaissances, les hautes sphères aristocratiques et mondaines. Et aussi bien sûr, les microcosmes lesbiens dans lesquels Vita n’évoluait pas elle-même, mais où les rumeurs si précieuses circulaient très rapidement.
Après son décès s’ouvre un autre champ d’études : la façon dont ses biographes ont traité ses relations amoureuses avec des femmes. Au premier abord, celles-ci ont pris une place si importante dans la vie de Vita qu’il paraît impossible de les effacer ou de les minimiser. De plus, la publication du journal intime de Virginia Woolf, puis celle de sa correspondance avec Vita, ont eu pour conséquence de lever le voile sur leur liaison.
En 1973, onze ans après la mort de Vita, son fils Nigel Nicolson publiait, dans son livre « Portrait d’un mariage »11, un manuscrit inédit écrit par Vita entre juillet 1920 et mars 1921 dans lequel elle faisait le récit à la première personne de sa liaison avec Violet Trefusis. « Portrait d’un mariage » a été adapté en 1992 sous la forme d’une minisérie de la BBC, et plus récemment, la liaison entre Vita Sackville-West et Virginia Woolf a été mise en scène dans le film « Vita & Virginia » réalisé par Chanya Button.
La relative notoriété des aventures extraconjugales lesbiennes de Vita Sackville-West lui a-t-elle permis de bénéficier d’un meilleur traitement que Carson McCullers ou Peggy Roche ? Malheureusement, son exemple tend plutôt à prouver qu’il existe diverses façons d’invisibiliser nos vécus.
Entre les mains des biographes
Lors de mes recherches, j’ai constaté que Vita Sackville-West n’était jamais identifiée comme lesbienne dans les ouvrages ou articles qui lui sont consacrés, alors même qu’elle fut principalement attirée par des femmes, et ce dès l’enfance, comme elle le confiait en 1933 à Virginia Woolf :
Lady Westmoreland — une belle et somptueuse créature qui était venue à Knole quand j’avais huit ans et qui, la première, m’entraîna sur la mauvaise voie, je crois, et qui mourut, relativement jeune, de l’abus de la drogue et de l’amour. (Non, ce n’est pas Lady Westmoreland qui m’entraîna sur la mauvaise voie, à présent que j’y réfléchis, mais la reine de Roumanie qui fit son apparition, un jour, dans ma chambre d’écolière).
Vita Sackville-West Virginia Woolf, Correspondance 1923-1941. Traduite par Raymond Las Vergnas. Présentée et annotée par Louise de Salvo et Mitchell A. Leaska. Ed Stock. Introduction 1985, Traduction 2010, p.592
Les auteurices de ces textes (datés il est vrai des années 1980-1990, parfois non réédités ou réédités sans être actualisés) préfèrent souvent utiliser de longues périphrases qui auraient pourtant avantageusement pu être remplacées par le terme plus court et plus simple de « lesbienne ». Un choix qui, par sa répétition, me semble témoigner d’une lesbophobie latente ; le mot « lesbienne » qui n’a rien perdu de son caractère transgressif, étant encore aujourd’hui chargé de connotations négatives.
Une inversion problématique
Dans sa biographie, pourtant bien plus récente, intitulée « Behind the Mask » (2014), Matthew Dennison évacue le sujet du lesbianisme de Vita en quelques phrases : « Elle (Vita) ne se considérait pas comme homosexuelle. Comme une majorité de femmes de sa génération, elle n’envisageait comme choix à long terme que le mariage ou l’abstinence. Le lesbianisme, tel qu’il est entendu aujourd’hui, n’existait pas comme option pour Vita ; le mot lui-même n’était pas entré dans les mœurs. Plus tard, elle confiera à Harold qu’elle ne connaissait rien alors à l’homosexualité. C’était, de toute façon, un label qu’elle aurait rejeté. »12
Ces diverses affirmations me paraissent pour le moins expéditives et donnent l’impression que l’orientation sexuelle de Vita n’a pas joué un grand rôle dans sa vie — ce qui est à mon avis un contresens complet. L’orientation sexuelle n’est pas un « choix de vie » qui s’envisage à court ou à long terme comme des cours de piano ou un changement de carrière. Dans le parcours d’une personne LGBT+, il n’est pas rare que les mots manquent ou que les pensées soient confuses. Mais la question est bien là, profonde et lancinante : qui suis-je ? Comment mener une existence en accord avec mon être intime ? Or, l’ambition de Vita de vivre sa propre vie a été constamment entravée, empêchée, par les lois qui régissaient la société dans laquelle elle évoluait.
Matthew Dennison ne semble de toute façon pas très à l’aise avec ce sujet. Dès son introduction, il regrette que le statut d’« icône lesbienne » de Vita ait eu tendance — selon lui — à occulter les autres aspects de sa vie, c’est-à-dire sa carrière d’autrice et ses célèbres jardins du château de Sissinghurst.
L’inversion des causes et des effets est pour le moins problématique. Les lesbiennes, éternelles oubliées et effacées de l’histoire, auraient donc pris en otage la pauvre Vita, invisibilisant ses réalisations et ses succès. Comme si, en quelque sorte, être lesbienne vous condamnait à n’être considérée que sous un seul angle, réduite à une étiquette ou un label. Ici, Matthew Dennison nous accuse d’un phénomène dont nous sommes les seules victimes. C’est d’être désignées comme lesbiennes qui nous condamne à voir nos accomplissements minimisés, oubliés et méprisés par le reste de la société. Et non l’inverse.
D’autre part, l’idée que les plus grandes réalisations de Vita seraient ses livres, ses poèmes ou ses jardins est un point de vue tout à fait personnel. Les amours de Vita, ses déchirures et ses questionnements auront également ouvert un espace de liberté, un champ des possibles absolument vital pour beaucoup de femmes. N’est-ce pas là un accomplissement — certes en grande partie involontaire — au moins aussi important que des parterres de fleurs, aussi sublimes qu’ils puissent être ?
Mais revenons aux affirmations de Matthew Dennison et voyons si nous pouvons répondre à certaines de ces questions : que savait Vita de l’homosexualité ? Se considérait-elle comme lesbienne ? Quel rôle a joué son orientation sexuelle dans sa vie ?
Comprendre le contexte
Vita est née en 1892. À l’époque, au sein des familles bourgeoises et aristocrates, les filles étaient élevées dans une parfaite ignorance des choses du sexe, puis livrées à leurs époux pour une nuit de noces que Jean Chalon, dans son livre « Chère Natalie Barney », qualifie de « viol légal dont peu de femmes se remettent », citant au passage cette lamentation de George Sand : « On élève nos filles comme des saintes et on les livre comme des pouliches ».13.
Vita s’est mariée avec Harold Nicolson en octobre 1913. À cette date, il est important de rappeler que l’homosexualité masculine est punie d’emprisonnement. En revanche, l’homosexualité féminine, déjà invisibilisée, n’est pas criminalisée. En 1921, Frederick Macquister, un membre du parlement britannique, propose d’ajouter au Criminal Law Amendment Act de 1885 une clause concernant l’homosexualité féminine. Cette proposition est finalement rejetée par la Chambre des lords. Le raisonnement est le suivant : une écrasante majorité des femmes n’a jamais entendu parler de telles « pratiques », et garder le secret sur ce sujet semble bien plus efficace que de lui faire une dangereuse publicité qui pourrait en inspirer certaines14. La loi du silence est donc une véritable politique, choisie et appliquée en toute connaissance de cause.
Le manuscrit secret
En juillet 1920, Vita commence la rédaction d’un récit rédigé à la première personne dans lequel elle livre sa version de son histoire d’amour avec Violet Trefusis. Ce texte, qu’elle cachera toute sa vie parmi ses papiers privés, sera découvert après son décès par son fils Nigel Nicolson qui le publiera dix ans plus tard dans son livre « Portrait d’un mariage »15. Ce manuscrit secret est une source très précieuse pour comprendre la façon dont Vita vivait et analysait son attirance pour les femmes.
Harold Nicolson a fait sa demande en mariage en janvier 1912. Durant toutes leurs fiançailles, Vita est parfaitement consciente d’être amoureuse de Rosamund Grosvenor qu’elle connaît depuis l’enfance. Leur liaison est très passionnelle. Vita est surtout attirée physiquement par Rosamund qu’elle considère par ailleurs comme une compagne fade et ennuyeuse.
Vita entretient aussi une relation très particulière avec une autre amie d’enfance, Violet Keppel – qui deviendra Violet Trefusis après son mariage en 1919. Violet, qui l’a déjà embrassée à plusieurs reprises, qui lui a confessé son amour et qui lui a offert une bague que Vita conservera toute sa vie. Violet qui cesse de flirter avec ses cavaliers lorsque Vita entre dans une pièce, et que Vita s’amuse à surprendre pour le plaisir de la voir pâlir « jusqu’aux lèvres »16.
Violet, Violet !
Vita explique dans son manuscrit que sa relation avec Violet est très différente de ces amitiés un peu « hystériques » que l’on peut nouer à l’adolescence : « Il existe un lien qui m’unit à Violet, et Violet à moi ; il ne nous unissait pas moins qu’il ne le fait aujourd’hui, mais Dieu seul sait quelle est sa nature. Parfois, je pense qu’il a quelque chose de légendaire. »17
Même si Violet et Vita se sont vues de façon irrégulière durant leur adolescence, Vita a la conviction intime et inexplicable que Violet lui « appartient », et que rien ne peut vraiment les séparer : « J’aurais pu rester dix ans sans entendre un mot à son sujet, et au bout de ces dix ans, j’aurais conservé la même confiance inébranlable que nous devions inévitablement être réunies. »18
Les sentiments de Vita pour Rosamund et Violet sont bien plus passionnels que ceux qu’elle éprouve pour Harold : « Le fait est que je considérais Harold plus comme un camarade de jeu qu’autre chose. Notre relation était si rafraîchissante, si intellectuelle, et tellement, tellement non physique, que je ne n’ai jamais pensé à lui de cette façon. C’était plutôt de sa faute, après tout, à cause de la façon si respectueuse dont il m’a toujours traitée. Certains hommes semblent être nés pour être des amants, et d’autres des époux ; il appartient à la seconde catégorie. »19. Cette dernière remarque est assez intéressante, car elle est en général réservée aux femmes (il y a celles qu’on épouse, et les autres…).
D’une manière générale, Vita n’éprouve pas d’attirance physique pour les hommes, au contraire des femmes : « Les hommes ne m’attiraient pas, je ne pensais pas à eux de cette façon-là. Les femmes m’attiraient (…) J’étais très amoureuse de Rosamund »20.
À la lecture du manuscrit secret de Vita, on est frappé par le mélange de confusion et de lucidité dont elle fait preuve. D’un côté, elle assume ses actes et ses sentiments, et de l’autre, elle paraît rongée par la honte et la culpabilité. Harold est présenté comme un ange, un saint, qui lui montre le bon chemin. Car par-dessus tout, Vita aimerait se conformer à ce que la société attend d’elle. Tandis que Violet — la tentatrice qui use de tous les stratagèmes imaginables pour essayer de l’en détourner — est à la fois haïe et adorée.
Le tourment de l’ignorance
La relative lucidité dont Vita fait preuve à l’égard de ses sentiments ne signifie pas pour autant qu’elle connaisse quoi que ce soit à l’homosexualité. Car Vita a une théorie. Elle analyse son attirance pour Violet ou Rosamund comme l’une des manifestations de ce qu’elle appelle la « dualité » de son être, déchiré entre des qualités et des aspirations qu’elle définit comme masculines et féminines. Cette « dualité » est pour Vita une source de questionnements sans fin et de détresse.
Dans la société dans laquelle Vita a grandi, il est entendu que l’amour ne peut exister qu’entre un homme et une femme. Ce modèle unique et immuable est notamment décliné à l’infini dans la littérature qui occupe une place si importante dans la vie de Vita. Les livres, soigneusement sélectionnés par sa mère (“La femme en blanc” et “Le comte de Monte Christo”, par exemple, lui sont confisqués)21 ont été durant son adolescence sa seule échappatoire. Ils ont façonné son imagination débordante et son système de valeurs nourri par des rêves d’héroïsme, de chevalerie et de gloire. Vita, qui cherche à réordonner son monde intérieur, conclut donc logiquement que son attirance pour les femmes ne peut être que le fait de la partie « masculine » de sa personnalité qu’elle qualifie également de perverse, sombre, violente et sauvage. C’est sa part d’ombre, qu’elle perçoit comme honteuse et monstrueuse et qu’elle s’efforce d’étouffer.
Harold, pour qui elle éprouve des sentiments tendres, mais pas vraiment d’attirance sexuelle, éveille la « bonne » partie de sa personnalité, celle qui est conforme à ce que la société attend d’une femme : douce, dévouée, chaste et soumise.
Vita tente de réprimer la « mauvaise » part de sa personnalité, mais elle est submergée par sa passion pour Violet qui est sans commune mesure avec ce qu’elle peut ressentir pour Harold, ou même pour Rosamund : « Violet ! Violet ! Mon aventure avec Rosamund semble si fade en comparaison de ma connexion avec Violet ; et mes années de mariage me paraissent si puériles et si angéliques, tandis que cette partie de moi-même était complètement étouffée. Cette part de moi-même m’effraie tant parfois – elle est brutale et dure et sauvage, et Harold n’en a aucune idée ; cela écraserait son âme comme un chariot blindé. »22
Chéri, je crois bien que je suis tombée amoureuse
Deux ans après sa rupture avec Violet, Vita rencontre Virginia Woolf lors d’un dîner chez Clive Bell, le 14 décembre 1922. Le 19 décembre, elle décrit cette rencontre à Harold dans ces termes : « Je me suis rarement entichée de quelqu’un aussi fortement, et je pense qu’elle a de la sympathie pour moi. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle m’a invitée à aller à Richmond, où elle habite. Chéri, je crois bien que je suis tombée amoureuse. »23
Quel changement, par rapport à la Vita de juillet 1920 ! Deux ans plus tard, elle ne semble plus rongée par la culpabilité et la honte. Durant ce laps de temps, elle a entretenu des liaisons avec deux femmes, Pat Dansey et Dottie Wellesley, et un homme, Geoffrey Scott. Sa « dualité » s’est révélée impossible à étouffer. Vita ne ressemble plus à la jeune femme hésitante qui détaillait ses tourments dans son manuscrit secret. D’ailleurs, ce n’est pas du tout de cette façon qu’elle apparaît à Virginia, qui la considère dès leur rencontre comme une femme accomplie, « ravissante, brillante, aristocratique » : mère de deux fils ; épouse d’un diplomate amenée à représenter son pays et à prendre la parole dans n’importe quel cercle ; autrice capable d’écrire « 15 pages par jour » qui « connaît tout le monde » et qui a déjà publié trois romans à succès24.
Vita se montre très assurée et courtise ouvertement Virginia qu’elle admire en tant qu’écrivaine. Séduire Virginia est un défi qui attise son goût de la conquête. Elle confiera plus tard à Harold être « plutôt fière, vraiment, d’avoir ferré un si gros poisson d’argent. »
De son côté, on l’a vu, Virginia qualifiait Vita de « lesbienne déclarée » peu de temps après leur rencontre. Virginia, qui fait partie du cercle de Bloomsbury, est une femme bien informée, sans doute plus que la moyenne. Mais l’homosexualité était-elle si ignorée par les femmes de la génération de Vita ? Le procès d’Oscar Wilde, condamné en 1895 à deux ans de travaux forcés, avait eu un grand retentissement. En 1900, à Paris, certes plus libérale à l’époque sur ces questions que l’Angleterre, Natalie Clifford Barney s’identifiait déjà comme lesbienne et arpentait les allées du bois de Boulogne à la recherche de conquêtes d’un soir. On peut plutôt penser que l’homosexualité devait être taboue dans certains milieux et un secret de polichinelle dans d’autres. Plus que d’ignorance, il s’agissait surtout d’hypocrisie. Hypocrisie qui d’ailleurs était un des piliers de la vie sociale de la haute société de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.
Vita s’identifiait-elle comme lesbienne ?
Je n’ai pas trouvé de sources prouvant que Vita aurait refusé de s’identifier en tant que lesbienne (et Matthew Dennison n’en cite aucune lorsqu’il affirme que Vita aurait rejeté ce terme). La question se pose-t-elle vraiment en ces termes ? La façon de considérer l’homosexualité, et plus généralement l’orientation sexuelle, a beaucoup évolué au cours du XXe siècle. Ce qui est certain, c’est que Vita s’est retranchée durant toute sa vie derrière son mariage qui lui a servi de bouclier et qui lui a permis de vivre ses amours tout en sauvegardant les apparences.
Vita était une femme très secrète ; une habitude qu’elle a prise dans l’enfance pour se protéger et qu’elle a conservée à l’âge adulte. Très tôt, elle a le réflexe d’utiliser une écriture codée pour rédiger son journal intime, puis d’écrire ses confidences en italien afin d’échapper à la surveillance de sa mère. Mais pour Vita, le secret n’est pas qu’un moyen de préserver son intimité, c’est aussi une nécessité absolue.
Vita Sackville-West et son époux Harold Nicolson étaient tous deux des personnalités publiques issues de l’aristocratie. Ils ne pouvaient être identifiés comme homosexuels sans perdre leur statut social et leur respectabilité (n’oublions pas que l’homosexualité masculine était encore criminalisée). Une telle revendication aurait fait d’eux « des parias de la race humaine », comme le confiait Vita à Virginia Woolf dans une lettre après un incident qui l’avait bouleversée : sa mère, Victoria, venait de raconter ses secrets à son fils aîné, Ben, alors âgé de 19 ans : sa liaison avec Violet, avec Virginia, la véritable identité d’Orlando, les préférences sexuelles de ses deux parents… Vita ne niera pas, mais tentera de rassurer son fils sur la solidité de son mariage avec Harold25.
En 1918, Vita apparaît comme bien moins rebelle que Violet Trefusis. Elle aspirait à occuper la place qui lui revenait en raison de sa naissance dans la haute société anglaise. Attachée jusqu’à l’obsession au passé glorieux de sa famille, elle n’a jamais ressenti le besoin ou l’envie de transgresser les valeurs sociales de son milieu dont elle était totalement imprégnée. Elle était plutôt à la recherche d’un compromis, qu’elle trouvera et maintiendra toute sa vie grâce à son mariage avec Harold Nicolson.
Mais qu’en était-il dans ses pensées intimes ? Pour espérer répondre à cette question, il faudrait prendre en compte les changements sociaux qui ont eu lieu durant sa vie et les mettre en parallèle avec sa propre évolution, déjà spectaculaire entre la fin de sa liaison avec Violet Trefusis et sa rencontre avec Virginia Woolf.
À partir de l’âge de quarante ans, Vita s’est peu à peu repliée dans son château de Sissinghurst. Devenue imperméable aux injonctions vestimentaires pesant sur les femmes, elle préférait désormais arpenter ses jardins en guêtres et en pantalon, cigarette aux lèvres. Cette femme, si différente de la Vita de 1918, avait peut-être une tout autre vision d’elle-même et de la vie qu’elle avait menée.
De toute façon, les réticences à accoler le mot « lesbienne » au nom de Vita n’ont probablement pas grand-chose à voir avec la façon dont elle se considérait elle-même. Ces infinies précautions de langage cachent plutôt un mélange d’ignorance et de lesbophobie. Cette omission a une conséquence très concrète. En refusant d’aborder le sujet de l’orientation sexuelle, les biographes de Vita nous privent d’un angle de réflexion essentiel pour la comprendre.
L’homosexualité de Ben
En 1941, Vita écrivait à Harold : « Je suppose qu’Hadji [le surnom d’Harold] et moi avons été aussi infidèles l’un à l’autre qu’on peut l’être d’un point de vue conventionnel, et même pire qu’infidèles si l’on ajoute l’homosexualité… »26.
Si le terme d’homosexualité n’était donc pas banni du vocabulaire de Vita, elle représentait pour autant à ses yeux un degré d’immoralité supplémentaire. Dans une société violemment homophobe, les homosexuels demeuraient les « parias de la race humaine » comme l’écrivait Vita à Virginia Woolf.
À l’âge de dix-neuf ans, Ben, le fils aîné de Vita, confiait à ses parents être homosexuel. Vita et Harold ont usé de toute leur influence pour l’encourager à suivre leur voie, arguant que la famille et le mariage étaient essentiels à une vie heureuse.
Vita écrivait à Ben :
Deux des personnes mariées les plus heureuses en ménage que je connaisse, dont je dois dissimuler l’identité pour des raisons de confidentialité, sont tous les deux homosexuels [ici Vita semble parler d’elle-même et d’Harold] — car comme tu le sais probablement, l’homosexualité concerne les femmes aussi bien que les hommes. (…) Donc ne sois pas pessimiste au sujet de ton avenir – tu vois, je crois vraiment qu’un mariage comme celui que Papa et moi avons réussi à établir, enrichi par des enfants comme toi et Nigel, est la chose la plus heureuse à laquelle on puisse aspirer sur cette terre.
« Vita, the Life of Vita Sackville-West », écrit par Victoria Glendinning, ed. Penguin Books, 1984, p. 258
À 34 ans, Ben est tombé passionnément amoureux de David Carritt. Vita et Harold ont tout fait pour les décourager de s’installer ensemble, craignant pour la carrière et la réputation de leur fils. En 1955, ils seront ravis de le voir épouser une femme, Luisa Vertova, bien que cette union ne durera que trois ans27.
Pour la génération de Ben, vivre son homosexualité (toujours criminalisée) au grand jour n’était pas encore d’actualité. Lui-même se qualifiait « d’homosexuel congénital »28, comme s’il s’agissait d’une maladie.
La tentation de l’écriture
À plusieurs occasions, Vita est tentée d’écrire au sujet de l’homosexualité, sans vraiment oser franchir le pas.
Sa première tentative est bien sûr son manuscrit secret dans lequel Vita essaie à la fois d’analyser et d’exorciser son histoire d’amour avec Violet Trefusis. De l’avis de son fils, Nigel Nicolson, Vita aurait écrit ce récit dans le but de le faire publier, puisqu’elle semble s’adresser à plusieurs reprises à un potentiel lecteur. Le texte oscille en effet entre le journal intime, la confession et le témoignage, reflétant la confusion de son autrice.
Aussi je n’écris pas ceci pour le plaisir, mais pour plusieurs raisons que j’expliquerai (1) comme j’ai commencé par le dire, parce que je veux raconter l’entière vérité. (2) parce que je ne connais pas de récit sincère de ce genre de connexion – un qui est écrit, je veux dire, sans le désir de satisfaire les goûts vicieux d’un potentiel lecteur et (3) parce que j’ai la conviction qu’à mesure que les siècles passeront, et que les sexes se confondront de plus en plus en raison de leurs ressemblances croissantes, j’ai la conviction que de telles connexions cesseront dans une très large mesure d’être considérées comme simplement non naturelles, et qu’elles seront bien mieux comprises, au moins dans leurs aspects intellectuels sinon physiques…
« Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973, p.101
À cette époque, Vita ne pense pas que l’homosexualité — qu’elle ne semble pas connaître sous ce terme et qu’elle qualifie de « mal inévitable » — puisse être vraiment acceptée par la société. Mais elle se dit persuadée que dans le futur « la psychologie des personnes telles que moi sera un sujet d’intérêt, et je crois qu’on reconnaîtra qu’il existe bien plus de gens de ma sorte que ce qui est communément admis dans le système d’hypocrisie actuel.29
Le procès du « Puits de Solitude »
En 1928, la parution du roman lesbien de Radclyffe Hall « Le puits de solitude » provoque un véritable scandale. Le livre est interdit à la vente en Angleterre quelques mois à peine après sa sortie à l’issue d’un procès pour obscénité, malgré la mobilisation de nombreux soutiens révoltés par cette censure, dont Leonard Woolf et E.M Forster qui s’efforcent de collecter des signatures pour une pétition. « Mais pas la tienne », précise Virginia Woolf à Vita. « Parce que tes propensions sont bien trop connues ».
La censure du livre provoque chez Vita une réaction bien plus virulente que les timides espérances qu’elle exprimait dans son manuscrit secret huit ans plus tôt. Elle répond à Virginia :
L’affaire du Puits de solitude provoque chez moi des réactions très violentes. Non pas du tout en raison de ce que tu appelles mes propensions ; non pas non plus parce que je pense que c’est un bon livre ; mais sincèrement par principe. (…) Parce que, tu comprends, même si Le puits de solitude avait été un bon livre, — même si ç’avait été un grand livre, un véritable chef-d’œuvre, — le résultat aurait été le même. Et cela est intolérable. Vraiment, je ne trouve pas assez de mots pour dire combien je suis indignée. (…) J’ai failli exploser à la lecture des divers articles dans le New Statesman. Personnellement, il ne me déplairait pas d’abjurer ma nationalité pour faire au moins un geste ; mais je ne souhaite pas devenir allemande [Vita se trouve alors à Berlin] même si, dans la revue que j’ai été voir hier soir, il y avait deux ravissantes jeunes femmes qui ont chanté des couplets franchement lesbiens.
Vita Sackville-West Virginia Woolf, Correspondance 1923-1941. Traduite par Raymond Las Vergnas. Présentée et annotée par Louise de Salvo et Mitchell A. Leaska. Ed Stock. Introduction 1985, Traduction 2010, p.436
Puis Vita écrit à Harold, au sujet du Puits de solitude : « C’est une tentative parfaitement sérieuse d’écrire un livre plutôt franc et tout à fait non pornographique sur le sujet de l’homosexualité [Vita utilise ici le code b.s.ness, ou b.s qu’elle utilisait avec Harold pour évoquer l’homosexualité, b.s signifiant « back-stairs »]. Le problème est que, bien qu’étant sérieux et non sentimental, ce n’est pas un chef d’œuvre. Bien sûr, cela me démange d’essayer de faire la même chose moi-même… Tu vois, si on devait écrire au sujet de l’homosexualité [b.s.ness dans la lettre], le champ de la fiction serait immédiatement doublé30.
Bien plus tard, en 1941, Vita sera une nouvelle fois brièvement tentée d’aborder le sujet du lesbianisme dans un livre. Cette fois-ci, c’est Violet Trefusis qui lui propose d’écrire ensemble le récit de leur histoire d’amour.
Vita décline la proposition :
C’était plutôt surprenant, ta lettre disant que notre histoire devrait être écrite. À peine une demi-heure avant que le facteur arrive avec ta lettre, quelqu’un m’appelait au téléphone pour me dire que je devais tout simplement écrire un roman sur le sujet. J’ai objecté en citant le détestable exemple du Puits de solitude — et l’on m’a rétorqué (à raison) que je pourrais le faire différemment. Ce qui est vrai. Je pourrais le faire différemment ! Pourrions-nous (toi et moi) collaborer ? Non, je ne crois pas que nous le pourrions. Ce serait le livre d’une seule personne. Je pense vraiment que c’est un nouveau et formidable sujet et j’aimerais le faire. Je pourrais tirer des vifs sentiments que j’ai éprouvés toute ma vie une histoire digne de ce nom.
« Violet Trefusis : a biography », écrit par Philippe Jullian et John Phillips, éd. A. Harvest/HBJ Books, 1976, p.228
En 1929, Vita s’apprête à publier à la Hogarth Press un recueil de poèmes intitulé « King’s Daughter » inspirés de son histoire d’amour avec Mary Campbell. Elle demande l’avis d’Harold, non pas parce qu’elle doute de la qualité des poèmes, mais parce qu’elle s’est rendu compte « que les gens les penseraient lesbiens ». Avec sans doute une certaine dose de mauvaise foi, Harold tente de s’opposer à la publication. Ce n’est pas le côté « Bilitis » des poèmes qui lui pose problème, prétend-il, mais il estime que le recueil est médiocre et il s’inquiète pour la réputation de Vita. Celle-ci est surprise et décontenancée par sa réaction. Les poèmes ont déjà été imprimés et « Virginia pense qu’ils sont bons » se défend-elle, sincèrement confuse. Quelque temps plus tard, Vita parviendra à convaincre Harold, et le recueil sera finalement publié31.
« Tu aurais dû me prévenir ».
En 1960, deux ans avant sa mort, Vita écrivait à Harold :
Quand nous nous sommes mariés, tu étais plus âgé que moi, et bien mieux informé. J’étais très jeune et très innocente, je ne connaissais rien à propos de l’homosexualité. Je ne savais même pas qu’une telle chose existait, que ce soit entre deux hommes ou deux femmes. Tu aurais dû me le dire. Tu aurais dû me prévenir. Tu aurais dû tout me dire à propos de toi-même, et me prévenir que quelque chose de semblable allait probablement m’arriver. Cela nous aurait épargné beaucoup de problèmes et d’incompréhensions. Mais je ne savais tout simplement pas. Oh, quelle lettre inattendue je t’écris tout à coup. Tu ne l’aimeras pas, parce tu n’as jamais aimé te confronter aux faits.
« Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973, p.130
D’une façon caractéristique, Harold ne répondra jamais aux reproches de Vita32. Visiblement, il répugnait en effet à « se confronter aux faits ». Durant la crise provoquée par les confidences malvenues de Victoria, c’est bien Vita qui a eu le courage de parler à Ben. « Mon père, qui détestait toutes les situations désagréables, n’aurait jamais pu se résoudre à m’éclairer, racontera celui-ci. « Par lettre, peut-être, mais pas face à face »33.
Le ton de la lettre de Vita et la dureté de ses reproches doivent être examinés à la lumière de l’effroyable détresse qu’elle exprime dans son manuscrit secret. Paré de toutes les vertus, Harold était alors « son port ensoleillé », son refuge qui lui permettait d’échapper à la part de son être qu’elle essayait à tout prix d’étouffer.
À 68 ans, Vita ne voit plus les choses de cette façon. Elle a réalisé qu’une simple conversation aurait apaisé bien des tourments et évité le tour dramatique qu’a pris sa liaison avec Violet Trefusis. Violet, qui fut d’ailleurs l’autre victime de l’ignorance de Vita et qui ne s’est jamais remise de leur rupture dont elle portera le deuil toute sa vie.
« Tu aurais dû me le dire. Tu aurais dû me prévenir. » Pourquoi Harold ne l’a-t-il pas fait ? Était-ce par peur ou par honte vis-à-vis de sa propre homosexualité ? Ou peut-être par égoïsme, afin de maintenir Vita dans un état de confusion qui lui permettait de conserver son emprise sur sa jeune épouse. Après tout, Harold — qui fut diplomate, homme politique et écrivain — avait lui aussi besoin de ce mariage qui lui offrait une légitimité, une respectabilité et une position confortable dans la haute société anglaise.
Voilà qui écorne quelque peu l’image que l’on a gardée d’Harold, systématiquement présenté comme la victime de la liaison de Vita avec Violet. Le « pauvre » Harold qui fit preuve d’une incroyable « patience ». Harold terriblement malmené par sa femme qui s’est montrée si « cruelle » avec lui.
Pourtant, Harold a toujours mené sa propre vie amoureuse et sexuelle avec des hommes en parallèle de sa relation avec Vita : pendant leurs fiançailles — d’une façon secrète — puis ouvertement tout au long de leur mariage, y compris durant la liaison de Vita et Violet. Quelques mois avant le début de cette dernière, une maladie vénérienne l’oblige à avouer ses infidélités à Vita qui doit à son tour passer des examens médicaux pour s’assurer qu’elle n’a pas contracté l’infection — un moment plutôt humiliant et embrassant pour tous deux34. Pendant l’une des escapades de Vita en compagnie de Violet, Harold lui confie s’être consolé en fréquentant des personnes du demi-monde, c’est-à-dire des prostitués35.
Malgré ses infidélités et son silence au sujet de l’homosexualité que Vita lui a reproché à la fin de sa vie, Harold n’est jamais jugé d’un point de vue moral. Sa personnalité n’est jamais questionnée, contrairement à celle de Vita qui ne semble bénéficier d’aucune circonstance atténuante et qui est souvent présentée comme égoïste, cruelle et irresponsable. Sa confusion et sa détresse vis-à-vis de son orientation sexuelle ne sont jamais prises en compte, pas plus que les pressions sociales qu’elle subissait.
Aux yeux de la société patriarcale, la passion dévorante de Vita Sackville-West pour Violet Trefusis l’a fait déroger à la fois en tant que femme, épouse et mère ; autant de fautes qui doivent être fermement condamnées.
Lire la suite – deuxième partie
Photo illustrant l’article : Vita Sackville West en 1934, par Howard Coster © National Portrait Gallery, London (CC BY-NC-ND 3.0)
NOTES
- « Le génie lesbien », écrit par Alice Coffin, éd. Grasset, 2020 [↩]
- Jenn Shapland est l’autrice de « My Autobiography of Carson McCullers », éd. Tin House Books 2020 [↩]
- « She Found Carson McCullers’s Love Letters. They Taught Her Something About Herself ». Un article écrit par Megan O’Gray https://www.nytimes.com/2020/02/04/books/review/autobiography-carson-mccullers-jenn-shapland.html [↩]
- « She Found Carson McCullers’s Love Letters. They Taught Her Something About Herself ». Un article écrit par Megan O’Gray https://www.nytimes.com/2020/02/04/books/review/autobiography-carson-mccullers-jenn-shapland.html [↩]
- La compagnie des auteurs – Virginia Woolf – Une vie de douleur éblouie – interview d’Alexandra Lemasson, autrice d’une biographie de Virginia Woolf, éd. Gallimard 2005. https://www.franceculture.fr/emissions/la-compagnie-des-auteurs/virginia-woolf-14-une-vie-de-douleur-eblouie [↩]
- Virginia Woolf, Journal intégral, traduit par Colette-Marie Huet et Marie-Ange Dutartre, Stock, 2008, p.488 [↩]
- Virginia Woolf, Journal intégral, traduit par Colette-Marie Huet et Marie-Ange Dutartre, Stock, 2008, p.608 [↩]
- « She has nothing to do with maternal life — is supposed to be a virgin, to have experienced no physical contact even with Orlando » https://www.historyisgaypodcast.com/ épisode 18 “She’s a Real Wilde One » [↩]
- Virginia Woolf, Journal intégral, traduit par Colette-Marie Huet et Marie-Ange Dutartre, Stock, 2008, p.683 [↩]
- Vita Sackville-West Virginia Woolf, Correspondance 1923-1941. Traduite par Raymond Las Vergnas. Présentée et annotée par Louise de Salvo et Mitchell A. Leaska. Ed Stock. Introduction 1985, Traduction 2010 [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973 [↩]
- « Behind the Mask », écrit par Matthew Dennison éd. William Collins 2014, p.66 [↩]
- « Chère Natalie Barney », écrit par Jean Chalon. Ed. Stock 1976 – Ed. Flammarion 1992, et Livre de poche 1995, p.42 [↩]
- « Mrs Keppel and Her Daughter », écrit par Diana Souhami, 1ère éd HarperCollins 1996 – introduction « A personal note » de l’édition de 2013 [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson, 1973 [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson, 1973, p.38 [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson, 1973, p.27 [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson, 1973, p.26 [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson, 1973, p.35 [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson, 1973, p.32 [↩]
- « Vita, the Life of Vita Sackville-West », écrit par Victoria Glendinning, ed. Penguin Books, 1984, p. 22 [↩]
- « Portrait of a Marriage » écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson, 1973, p.37 [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson, 1973, p.185 [↩]
- Virginia Woolf, Journal intégral, traduit par Colette-Marie Huet et Marie-Ange Dutartre, Stock, 2008, p.473 et 608 [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973, p.170 [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973, p. 258 [↩]
- « Mrs Keppel and Her Daughter », écrit par Diana Souhami, éd HarperCollins 1996, chapitre 19 [↩]
- Cité dans « Have You Been Good? by Vanessa Nicolson review – an alternative account of a famous family », écrit par Kathryn Hughes, The Guardian https://www.theguardian.com/books/2015/may/23/have-you-been-good-vanessa-nicolson-review-memoir [↩]
- « Portrait of a Marriage », écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973, p.101 [↩]
- « Vita, the Life of Vita Sackville-West », écrit par Victoria Glendinning, ed. Penguin Books, 1984, p.199 [↩]
- « Vita, the Life of Vita Sackville-West », écrit par Victoria Glendinning, ed. Penguin Books, 1984, p.220 [↩]
- « Vita, the Life of Vita Sackville-West », écrit par Victoria Glendinning, ed. Penguin Books, 1984, p.47 [↩]
- « Portrait of a Marriage » écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973, p. 170 [↩]
- « Vita, the Life of Vita Sackville-West », écrit par Victoria Glendinning, ed. Penguin Books, 1984, p.87 [↩]
- « Portrait of a Marriage » écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973, p. 131 [↩]