Florence

Violet Trefusis – Épisode 11 – La châtelaine

La capitulation de l’Allemagne en mai 1945 n’entraîne pas la réouverture immédiate des frontières, et Violet ne peut se réinstaller définitivement en France qu’en octobre 1945. Pour patienter, elle participe à des émissions littéraires à la BBC. Dans ses mémoires, elle affirme que ces émissions radio auraient eu un lien avec la Résistance, mais d’après sa biographe, Cécile Wajsbrot, ce n’est qu’une énième invention de Violet.

En France, la vie est loin d’être revenue à la normale : la nourriture manque, le rationnement est strict et le chauffage brille par son absence. La guerre a épuisé les corps et les esprits. Pour certains, l’épreuve a été trop violente, trop atroce. Antoinette d’Harcourt porte sur son visage les stigmates de l’année de détention qu’elle a passée aux mains de la Gestapo. Elle mourra prématurément en 1958. Un monde a été englouti par la Seconde Guerre mondiale. Alice Keppel – la grande dame édouardienne avec ses fourrures, ses domestiques et ses châteaux – incarne un passé qui semble désormais anachronique.

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Porte de Clignancourt à Paris, en 1950. ©Sven Goliath

Violet retrouve Saint-Loup qui n’a pas été trop endommagé par la guerre. L’Ombrellino est également intacte, mais sa propriétaire est à bout de forces. Atteinte d’une sclérose du foie, Alice meurt en septembre 1947. George ne lui survit que deux mois.

Une succession conflictuelle

La perte de ses deux parents à quelques semaines d’intervalle est un choc pour Violet. Ses retrouvailles avec Vita ont permis d’apaiser leur relation, mais Violet a également compris que leur histoire d’amour appartenait définitivement au passé. Sa prédiction de 1920 est en passe de se réaliser. Elle affirmait alors que Vita était son « seul lien solide et indestructible » avec la réalité sans lequel elle vivrait de plus en plus dans son propre monde, jusqu’à s’y retirer complètement. À la mort d’Alice, Violet perd la deuxième constante de son existence qui l’ancrait dans le réel. Les vingt-cinq dernières années de sa vie vont ressembler à une longue dérive.

Violet hérite de l’usufruit de l’Ombrellino qui doit revenir à Sonia et à ses enfants à sa mort. Le contenu de la villa, et notamment les meubles qui datent pour la plupart de Grosvenor Street, est vendu afin de constituer un fonds familial divisé en plusieurs parts. Violet préférait garder l’Ombrellino intact, tandis que Sonia exige que le moindre tapis, la moindre sculpture soit estimée. Si Violet veut conserver quelque chose, elle n’a qu’à le racheter. Les conflits entre les deux sœurs causés par la succession d’Alice ne sont pas sans liens avec de vieilles rancœurs et jalousies remontant à l’enfance ou à la liaison de Violet avec Vita. Sonia est aujourd’hui divorcée. L’échec de son mariage a sans doute un goût d’amertume pour Violet qui fut autrefois sommée de s’effacer afin de protéger les précieuses fiançailles de Sonia avec Roland Cubitt.

Violet se retrouve dans une immense demeure vide. Il lui faudra dix ans pour reconstituer une décoration qui ressemble le plus possible à celle de sa mère, quitte à acheter des faux grossiers et des contrefaçons auxquelles elle invente des histoires romanesques. À l’Ombrellino, Violet dort dans la chambre de sa mère, sous le regard d’un portrait d’Alice accroché au mur.

Désormais totalement libre, Violet se rêve en hôtesse influente comme Alice ou en mécène comme Winnaretta, mais elle manque de stabilité émotionnelle. Elle ne possède pas l’aisance d’Alice, sa dignité rigide et son sens des convenances. Au fil des ans, elle s’enferme dans un personnage qui tend de plus en plus vers le grotesque.

Un tourbillon de mondanités

Violet partage son temps entre Saint-Loup, l’Ombrellino et Paris où elle achète en 1958 un appartement rue du Cherche-Midi. Ses réceptions rassemblent des hommes politiques, des ambassadeurs, des aristocrates, des auteurices, des journalistes, de grands couturiers, des actrices, des chanteuses et des pique-assiettes. En 1950, Violet reçoit la Légion d’honneur dont elle est extrêmement fière et qui la consacre en tant que femme de lettres. C’est à cette époque qu’elle rencontre François Mitterrand, avec qui elle noue une amitié un peu distante, mais durable.

À l’image de ses invités, Violet se montre à la fois cultivée et frivole. Avec ses amis, elle est envahissante, autoritaire et possessive, jusqu’à éprouver leur patience. Terrifiée à l’idée de vieillir, elle s’observe sans relâche, se fait lifter et se remaquille constamment d’une main de moins en moins sûre. Charmeuse compulsive, ses affabulations deviennent toujours plus obsessionnelles, toujours plus fantasques et délirantes. Elle recommence à manigancer toutes sortes de projets de mariage qui pourraient lui apporter un titre aristocratique ou un nom prestigieux. Violet semble être à la fois l’autrice et l’actrice principale d’une satire des bals de débutantes de sa jeunesse.

À Saint-Loup, un nouveau visage fait son apparition : Alice Amiot, qui fait pendant une vingtaine d’années office de gouvernante, de trésorière, de confidente, d’infirmière et de souffre-douleur. La relation de Violet et d’Alice est orageuse, pleine de disputes et de réconciliations. Violet tyrannise Alice qui meurt au milieu des années 1960, bien avant sa patronne.

Dernières publications

« Pirate at Play » est le dernier roman de Violet, publié en Angleterre en 1950. Il a pour cadre Florence, ultime refuge des survivants de la société édouardienne désormais disparue depuis non pas une, mais deux guerres mondiales.

En 1952, Violet publie « Don’t Look Round », ses mémoires dans lesquelles elle réinvente totalement sa vie. Elle n’y livre rien de sincère au sujet d’elle-même, à part peut-être ses insomnies chroniques.

Dont-look-around

En 1958, Sonia publie à son tour son autobiographie : « Edwardian Daughter ». Sans être indiscrètes, ses mémoires sont bien plus honnêtes que celles de Violet qui n’a pas hésité par exemple à omettre la liaison de sa mère avec Édouard VII. Violet est outrée de voir sa sœur ruiner tous ses efforts pour maquiller la vérité.

Vita

Vita visite Saint-Loup en mars 1948. Elle juge Violet solitaire et malheureuse et s’inquiète de sa santé mentale : « elle est plus qu’un petit peu folle », estime-t-elle. Sa relation avec son employée, Alice Amiot, sur qui elle hurle en permanence et qu’elle réveille à n’importe quelle heure de la nuit, lui semble délirante.

Violet se montre cependant toujours aussi prévenante avec Vita. Elle va la chercher à la gare, ordonne à son chauffeur de rouler doucement pour ne pas l’effrayer et remplit sa chambre de fleurs de Florence. Violet aimerait lui léguer Saint-Loup. Son rêve d’une vie commune avec Vita n’a jamais pu être réalisé ; il pourrait être en partie compensé par cet héritage. Vita est flattée, mais décline l’offre, prétextant que Saint-Loup devrait revenir aux neveux de Violet.

À l’automne, Vita visite également l’Ombrellino avec Harold. Elle est fascinée par la vue  – mais qui ne le serait pas ?

Durant les années 1950, leur relation se fait à nouveau plus distante. Vita et Violet ont évolué de façon très différente. Vita devient de plus en plus solitaire et supporte mal l’attrait de Violet pour les mondanités. De plus, elle se méfie de certaines personnes dans l’entourage de Violet qui semblent chercher à profiter d’elle. De son côté, Violet lance quelques piques dans le dos de Vita. Lorsqu’elle apprend qu’Harold a été anobli, elle s’exclame perfidement : « pauvre chérie… Elle va devoir se faire appeler lady Nicolson, comme l’épouse du maire d’une petite ville. » 1

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Vita en 1957, photo de Walter Stoneman © National Portrait Gallery, London (Licence CC BY-NC-ND 3.0)

Vita refuse de partir en vacances avec Violet ou même de la retrouver à Paris, jugé trop bruyant. Elles se voient cependant lorsque Violet se rend en Angleterre. Et Vita prend soin d’envoyer à Violet des cartes postales lors de ses croisières ou une lettre amusante décrivant la vie à bord 1.

Occasionnellement, les lettres de Vita témoignent de la tendresse qu’elles éprouvent l’une pour l’autre et de la force de leur attachement :

Ma chérie,

C’était un vrai évènement dans ma vie et dans mon cœur d’avoir été avec toi l’autre jour. Nous comptons réellement l’une pour l’autre, n’est-ce pas ? Quelle que soit la façon dont nos chemins ont pu diverger. Je crois qu’il existe quelque chose d’indestructible entre nous, n’est-ce pas ? Même lorsque nous étions dans les fauteuils de la bibliothèque de ton papa à Grosvenor Street – et puis à Duntreath Castle – et puis tout ce qui a suivi. Glissons mortels… mais quel lien, Lushka chérie ; attaché à l’enfance puis à la passion, qu’aucune de nous deux ne pourra jamais partager avec quelqu’un d’autre. Nous avons eu une relation très étrange, toi et moi. Malheureuse à certains moments, heureuse à d’autres ; mais à sa façon, unique, et infiniment précieuse à mes yeux et (puis-je le dire ?) aux tiens. Ce que j’aime à son sujet c’est que nous nous retrouvons toujours même après de longues séparations. Le temps semble ne faire aucune différence. Ceci est une sorte de lettre d’amour, je suppose. C’est étrange que je t’écrive une lettre d’amour après toutes ces années – alors que nous en avons tant écrit l’une à l’autre. Parce que c’était lui, parce que c’était moi (…) Tu disais qu’il durerait trois mois, mais notre amour a duré plus de quarante ans. Ton Mitya.

« Violet Trefusis : a biography », écrit par Philippe Jullian et John Phillips, éd. A. Harvest/HBJ Books, 1976

La mort de Vita

Atteinte d’un cancer, Vita meurt en juin 1962. Respectant ses volontés, Harold renvoie à Violet la bague du doge qu’elle lui avait offerte soixante ans plus tôt.

Après le décès de Vita, Harold écrit quelques lettres affectueuses à Violet qui contiennent plusieurs piques cruelles, peut-être involontaires ou inconscientes – ou peut-être pas.

Ma très chère Violet,

Je pense que Vita aurait aimé que tu aies un de ses livres en plus de la bague. Tu étais sa meilleure et sa plus vieille amie et elle pensait souvent à toi et admirait ton travail. Ces longues et profondes affections sont les meilleures au monde et je suis reconnaissant pour la longue affection dévouée et amusée que tu lui as témoignée. Je suis heureux bien sûr qu’elle ait eu une vie si heureuse et tu y as joué une grande part. (…) Je ne cesse de me répéter que l’on ne peut pas espérer profiter de cinquante ans de vie commune sans en payer le prix un jour ou l’autre.

« Violet Trefusis : a biography », écrit par Philippe Jullian et John Phillips, éd. A. Harvest/HBJ Books, 1976

Pour Violet, il ne s’agissait pas d’amitié, mais d’une longue histoire d’amour. Malheureusement, elle n’a pas eu le bonheur de profiter de la compagnie de Vita durant cinquante ans. Et le prix à payer n’en est pas moins grand.

La fée Paumée

Les dix dernières années de la vie de Violet ressemblent à une longue descente aux enfers. En 1951, elle se fracture une première fois la jambe en sortant d’un ballet. Cette blessure mal guérie la fera constamment souffrir et l’oblige à marcher avec une canne. En 1963, elle se casse la jambe à Saint-Loup, puis se fracture la hanche deux ans plus tard. Elle s’alimente difficilement à cause d’anciens problèmes de dents. Elle connaît des difficultés à se déplacer et devient de plus en plus dépendante des autres. Elle finit par s’installer à l’Ombrellino, plus pratique que Saint-Loup et ses escaliers. Souffrant toujours d’insomnies, elle mélange somnifères et antidouleurs. Le cocktail la rend hagarde. Elle apparaît outrageusement maquillée, liftée et permanentée. Son apparence et ses affabulations sont un sujet de moquerie.

À l’Ombrellino, les journées se déroulent selon un protocole précis. Violet règne sur une petite cour. Il faut l’amuser et la distraire, sous peine d’être banni. Impérieuse, elle ne supporte pas d’être contredite. Violet joue les mécènes, venant en aide à de jeunes auteurs, des proches ou des connaissances en manque d’argent. Elle cherche surtout à s’acheter un peu de compagnie et d’affection. Ses vieux amis disparaissent, emportés par la maladie ou la vieillesse, la laissant toujours plus isolée.

Au fil des ans, les dîners qu’elle donne lui paraissent de plus en plus longs et elle se retire dans sa chambre avant la fin de la soirée. De toute façon, elle ne mange et ne boit rien. « Je suis seule… tellement seule » marmonne-t-elle lors d’une fête en 1967. À l’automne, 1971, on lui diagnostique une grave infection intestinale. Au cours des derniers mois de sa vie, elle reçoit ses amis venus lui faire leurs adieux. Ils déjeunent dans sa chambre. Violet ne mange pas ; elle ne digère plus rien.  François Mitterrand fait partie de ces derniers visiteurs. Il se souviendra :

Dans la grande maison persistait la mémoire de passions singulières dont j’avais perçu les derniers cris. Je n’avais pas posé de questions à Violet, et elle ne m’avait pas fait de confidences.

Cité dans « Violet Trefusis » écrit par Cécile Wajsbrot, éd. Mercure de France 1989, p. 229  

Violet meurt le 27 février 1972. Elle s’était choisi une épitaphe tragique : « elle s’est retirée ». Je lui préfère celle qu’elle lançait à ses invités pour les choquer et qui témoigne de son humour et de son esprit : « ci-gît l’immodeste Violette. Croyez bien qu’elle se regrette ! » 2. Ou encore la façon malicieuse dont elle aimait se présenter : « une femme déclassée qui vit exclusivement dans des demeures classées » 3.

Née princesse, Violet s’est pris les pieds dans sa traîne, comme elle le faisait dire à l’un de ses personnages. Sa disgrâce l’a fait retomber parmi le commun des mortels : les exilés, les répudiés, les mendiants de l’amour et les estropiés de la vie. C’est ce qui lui confère toute son humanité dont on a si souvent cherché à la dépouiller.

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Violet et Alice Keppel, fin des années 1890, photographe inconnu © National Portrait Gallery, London (Licence CC BY-NC-ND 3.0)

Pour voir des photos de Violet dans la seconde moitié de sa vie, je vous conseille de visiter le site de la National Portrait Gallery qui possède plusieurs séries de portraits de Violet dans les années 1947 – 1952.

L’album photo conservé par la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de l’université de Yale contient également plusieurs photos de Violet durant les années 1920 et 1930, ainsi que de nombreux clichés de l’Ombrellino et de sa vue spectaculaire.

Image illustrant l’article : Florence, photo de Jonathan Körner sur Unsplash

Notes

  1. « Violet Trefusis : a biography », écrit par Philippe Jullian et John Phillips, éd. A. Harvest/HBJ Books, 1976, p.128[][]
  2. « Violet Trefusis : a biography », écrit par Philippe Jullian et John Phillips, éd. A. Harvest/HBJ Books, 1976, p.144[]
  3. « Violet Trefusis : a biography », écrit par Philippe Jullian et John Phillips, éd. A. Harvest/HBJ Books, 1976, p.138[]
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