Nana-Manet

Natalie Clifford Barney – Épisode 3 – « Le Monde et le Demi-Monde »

A la fin du XIXe siècle, les allées du Bois de Boulogne sont un lieu à la mode. On s’y promène chaque jour à cheval ou en calèche. Depuis leurs montures ou leurs voitures respectives, les membres de la bonne société parisienne s’observent et se saluent de loin, échangent des ragots, comparent le raffinement de leurs toilettes et de leurs attelages. C’est à l’occasion de l’une de ces promenades que Natalie aperçoit pour la première fois Liane de Pougy. Natalie est frappée par sa beauté qui ne correspond pas aux canons de l’époque. Le teint diaphane, Liane est grande, mince et charismatique. L’ami qui accompagne Natalie pense doucher son enthousiasme en lui déclarant : « Ce n’est qu’une courtisane, Liane de Pougy ».

Natalie ignore le sens du mot « courtisane », mais pressent qu’il vaut mieux garder ses questions pour elle. Plus tard, elle interroge Carmen qui s’exclame : « cela ne peut être que Liane ! »

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Le Bois de Boulogne peint par Jean Béraud, 1893

Si Carmen a facilement identifié la femme que lui décrit Natalie, c’est parce que Liane de Pougy est une véritable célébrité. Sa photographie, imprimée sur des cartes postales, circule partout dans Paris. Ses moindres faits et gestes sont commentés par la presse mondaine, et notamment le journal « Gil Blas ». Liane fait partie du cercle très restreint des « demi-mondaines », également appelées les « Grandes Horizontales » ou les « cocottes » ; autant d’expressions inconnues de Natalie qui, fascinée, se promet de percer les secrets de ce mystérieux « demi-monde ». « Le demi-monde m’intéressait plus que le monde », répétait-elle souvent à son ami Jean Chalon1.

La prostitution à Paris à la fin du XIXe siècle

Au XIXe siècle, à Paris, la prostitution concerne toutes les classes sociales. Les prostituées peuvent être des ouvrières, le plus souvent jeunes et célibataires, qui cherchent à compléter leurs salaires misérables ; des actrices ou des danseuses (célèbres ou non) dont les activités artistiques rapportent peu d’argent et qui doivent vendre leurs charmes pour faire avancer leur carrière ou arrondir leurs fins de mois ; ou encore des femmes mariées, issues de milieux plus bourgeois, qui se retrouvent sans ressource faute de soutiens familiaux.

La prostitution est considérée par les hommes comme l’un des nombreux divertissements offerts par la capitale. Elle s’exerce dans une très grande variété de lieux. Pour les femmes, elle est une activité occasionnelle ou professionnelle. L’essor de la prostitution à Paris au cours du XIXe siècle est indissociable du développement des lieux de loisirs où elle est pratiquée : bals, théâtres, boulevards, restaurants, cafés et cafés-concerts dont le nombre et la fréquentation ne cessent de croître.2

Dans la seconde moitié du siècle, la prostitution a pris une telle ampleur qu’elle contribue à faire de Paris, selon l’historienne Lola Gonzalez-Quijano, la capitale d’un tourisme sexuel international3.

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«Guide des plaisirs à Paris», 1908. Source gallica.bnf.fr / BnF

Le demi-monde et les demi-mondaines

Le terme de « demi-monde » est tiré d’une pièce d’Alexandre Dumas fils datée de 1855. Le demi-monde, c’est la face cachée de ce que l’on appelle le « monde » ou le « grand-monde », c’est-à-dire les scandales et les secrets inavouables des classes supérieures – en quelque sorte, le revers de la médaille. Le sens de cette expression, qui a rencontré un grand succès, a été détourné par l’usage et désigne désormais l’univers varié et complexe de la prostitution.

Parmi les dizaines de milliers de prostituées parisiennes, seule une poignée d’entre elles appartiennent au club très fermé des demi-mondaines, dont la définition « oscille entre la prostituée de luxe et la maîtresse entretenue »4. Ces femmes sont les héritières des favorites royales ou des courtisanes du Second Empire. Leurs clients sont des aristocrates, des hommes politiques, des ambassadeurs ou des banquiers. Elles négocient elles-mêmes leurs tarifs qui peuvent atteindre des sommes exorbitantes. Loin d’être un secret, les liaisons des demi-mondaines sont annoncées et commentées par la presse qui prévient également ses lecteurs lorsque l’une d’entre elles perd son « protecteur », indiquant par là même qu’elles étaient libres et donc disponibles.

Pour entretenir leur popularité, les courtisanes se produisent sur scène, au théâtre ou dans des spectacles de music-hall. Liane apparaît régulièrement à l’affiche des Folies-Bergères ou de l’Olympia. De son propre aveu, elle n’a aucun talent de comédienne, mais suit scrupuleusement le conseil que lui a donné la grande Sarah Bernhardt : faire étalage de sa beauté, mais garder la bouche fermée autant que possible…

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Liane de Pougy à l’affiche des Folies-Bergères, 1894. Source : gallica.bnf.fr / BnF

Liane de Pougy fait partie du trio de courtisanes les plus célèbres de son temps, aux côtés de la Belle Otero et d’Émilienne d’Alençon. Sa renommée a franchi les frontières, voguant jusqu’à Berlin, Londres, Rome ou Lisbonne.

Des femmes puissantes?

En France, le Code civil de 1804 fait des femmes d’éternelles mineures soumises à l’autorité de leurs pères puis de leurs maris. En comparaison, les courtisanes disposent d’une réelle liberté : elles fixent leurs tarifs, leurs conditions de travail et gagnent leur propre argent qu’elles gèrent à leur guise. Figures médiatiques avant l’heure, certaines engrangent de véritables fortunes qu’elles affichent en se faisant construire de luxueux hôtels particuliers ou en achetant de grandes propriétés à la campagne.

C’est cette apparente puissance et indépendance des demi-mondaines qui fascine et attire Natalie Barney. Aujourd’hui encore, les grandes courtisanes sont la plupart du temps présentées comme d’habiles intrigantes ou de dangereuses manipulatrices capables de soutirer des fortunes et de ruiner les malheureux qui tombent sous leur charme. En réalité, comme toujours en régime patriarcal, le seul pouvoir dont disposent ces femmes est celui qu’on veut bien leur céder. Dans la prostitution de luxe (et partout ailleurs), ce sont bien sûr les hommes qui fixent les règles du jeu.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, entretenir une courtisane est devenu un signe extérieur de richesse et une preuve de réussite sociale. Ce qui est réellement en jeu, dans ces relations sexuelles tarifées, ce n’est pas tant la possession du corps de ces femmes, mais la mise en scène de la rivalité masculine. C’est à celui qui pourra dépenser les plus grosses sommes et entretenir la maîtresse la plus couteuse, comme les princes et les rois de jadis. Si certains clients finissent par perdre le contrôle et y laisser leur fortune, ils ne peuvent blâmer qu’eux-mêmes : ils ont été pris à leur propre piège.

En fréquentant Liane, Natalie va vite se rendre compte des limites de la supposée liberté des courtisanes. Comme l’explique Shari Benstock, dans son livre « Women of the Left Bank », « (…) Liane manquait de contrôle sur son existence. Elle était courtisée par des princes et des ministres, mais servait néanmoins selon leur bon plaisir. Elle était récompensée par des bijoux, des fourrures, des maisons, des équipages, et toutes sortes de richesses, mais ces présents ne faisaient que la lier davantage à sa profession : elle ne pouvait pas échapper à sa propre dépendance vis-à-vis de ceux qui la courtisaient5. »

Dès lors, Natalie se mettra en tête de « sauver » Liane de la prostitution, ce qui lui vaudra d’être régulièrement et vertement remise à sa place.

De Anne-Marie Chassaigne à Liane de Pougy

Le vrai nom de Liane de Pougy est Anne-Marie Chassaigne. Elle est née en Bretagne en 1869. Son père, Pierre Chassaigne, est un officier de cavalerie décoré de la Légion d’honneur. Sa mère, Aimée Lopez, est une femme très pieuse d’origine espagnole. L’enfance de Liane se déroule dans un contexte de pauvreté « digne et dévote »6. Elle est éduquée dans un couvent à Saint-Anne-d’Auray, puis épouse, à seulement dix-sept ans, Joseph Armand Pourpe, un officier de marine de vingt-quatre ans. Un an plus tard, elle donne naissance à un fils, Marc, surnommé Marco, qui sera tué au front au début de la Première Guerre mondiale.

La nuit de noces de Liane est une expérience brutale dont elle parlera encore avec horreur cinquante ans plus tard7. Jaloux et violent, son époux manque de la tuer d’un coup de revolver après l’avoir découverte en compagnie d’un amant.

Liane s’enfuit et s’installe à Paris. Armand confie le petit Marc à ses parents et demande le divorce qui lui est accordé en 1890. Reniée par sa famille, Liane est seule et sans ressource. Pour survivre, elle donne des cours d’anglais et de piano et se livre probablement à la prostitution de rue. Très belle et cultivée, elle échappe cependant au destin misérable que connaissent l’écrasante majorité des prostituées parisiennes. Elle se lance dans la prostitution de luxe et bénéficie des conseils de Valtesse de la Bigne, une autre célèbre courtisane de vingt ans son aînée.

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Liane de Pougy vers 1891 ou 1892, photographiée par Reutlinger

Liane gardera de son mariage éphémère une cicatrice dans le bas du dos et « un dégoût profond pour les hommes que son métier de courtisane dans lequel elle se lance avec succès accentuera »8.

D’après Jean Chalon, Liane vendait son corps aux hommes, mais n’aimait que les femmes, « et cela depuis l’enfance, quand on la croyait dévotement prosternée à l’église alors qu’elle ne se penchait que pour mieux apercevoir les jambes d’une dame »9. Liane confirmera cette préférence dans ses lettres à Natalie : « tu sais bien que si j’avais de quoi vivre et pour toujours, jamais un homme ne m’aurait touchée ». Les liaisons féminines de Liane font les délices du journal Gil Blas qui se fait un devoir de répandre les rumeurs au sujet de ses « petites amies ».

Une rencontre repoussée

Après ce premier coup de foudre dans les allées du Bois de Boulogne, la rencontre de Natalie et de Liane est repoussée à cause du drame du Bazar de la Charité : un incendie provoqué par un projecteur du tout nouveau cinématographe qui a causé un mouvement de foule meurtrier. Sur les cent trente victimes, on dénombre cent-vingt-cinq femmes, dont certaines appartenaient à la haute société. D’après des témoignages de rescapés, les hommes présents (aristocrates ou bourgeois) auraient piétiné, voire frappé les femmes à coups de canne, afin de se frayer un chemin vers la sortie.

Choqués et effrayés par ce drame qui déchaîne les passions, les parents de Natalie lui ordonnent de rentrer aux États-Unis. Natalie y retrouve Eva Palmer et sa vie de jeune héritière richissime. Durant ces mois d’attente, elle cultive ses autres centres intérêts : la musique, la poésie et, de façon plus intermittente, l’apprentissage du grec avec l’ambition de lire l’œuvre originale de Sappho dont il ne subsiste que des fragments. Mais bien sûr, la vie parisienne et ses secrets, qu’elle n’a fait qu’effleurer, lui manquent : Natalie s’ennuie.

Le retour à Paris

Natalie revient à Paris en compagnie de sa famille à l’été 1898. Albert repart assez vite pour Londres, tandis qu’Alice et ses deux filles s’installent dans une pension appelée la « Villa des Dames ». Alice s’inscrit à l’académie gérée par Carmen Rossi et prend des cours de peinture auprès de Whistler.

Natalie reprend sa liaison avec Carmen avec qui elle passe ses après-midi. Elle l’accompagne à la Foire de Neuilly ou au scandaleux bal Bullier. Les bals parisiens, où se pratiquent ces nouvelles danses sulfureuses que sont la valse ou la polka, sont aussi des lieux de prostitution bien connus. Alice, aveugle ou trop absorbée par sa peinture, ne s’aperçoit de rien, et Natalie bénéficie d’une liberté exceptionnelle pour l’époque. Elle n’a pas oublié Liane qu’elle revoit et admire de loin au bal Bullier où la demi-mondaine, entourée de ses amis, fait sensation.

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Affiche publicitaire pour le Bal Bullier par Georges Meunier, 1894

Liane est une vedette extrêmement courtisée. Pour avoir une chance de l’approcher – et surtout de la séduire – Natalie sait qu’elle va devoir faire une entrée fracassante dans sa vie. Cette perspective ne l’effraie pas. D’une façon générale, Natalie ne doute de rien. C’est une enfant gâtée qui a toujours obtenu tout ce qu’elle souhaitait, ou presque. En revanche, elle est consciente que l’échec est une possibilité, et que le timing sera crucial. Patiente et déterminée, elle attend son heure et peaufine ses plans. Elle envoie des tonnes de fleurs à Liane accompagnées des petits mots censés piquer sa curiosité :

Si vous n’êtes lasse des amours qui passent, de ces rêves qu’un rêve chasse, recevez-moi. (…) Une Américaine qui voudrait embrasser vos doigts roses, tout en vous disant combien elle vous trouve belle.

Natalie Clifford Barney / Liane de Pougy – Correspondance amoureuse » édition établie et annotée par Suzette Robichon et Olivier Wagner, éd. Gallimard, 2019, p. 57

Afin de protéger son anonymat et d’éviter les scandales, Natalie signe « Florence Temple-Bradford ». Elle est loin de se douter que ce pseudonyme passera bientôt à la postérité.

Le page de Sappho

Natalie s’est déjà fait refuser une fois l’entrée chez Liane de Pougy dont les appartements se trouvent rue de la Faisanderie, près du Bois de Boulogne. Il est évident que les fleurs et les petits mots ne seront pas suffisants : il faut frapper un grand coup. Natalie commande auprès d’un couturier un somptueux costume de page florentin « en velours amande à l’écusson brodé d’un lis d’eau »10.

Un après-midi, au Bois, Natalie aperçoit Liane arborer à la ceinture l’un des iris qu’elle lui a fait porter avec l’habituelle petite note : « d’une étrangère qui ne voudrait plus l’être pour vous ». C’est le signal que Natalie attendait. Elle se rend le soir même chez Liane, probablement le 14 février 1899, jour de Mardi gras qui lui offrait l’excuse parfaite pour déambuler dans les rues de Paris vêtue de son costume dissimulé sous un manteau. Natalie a tout prévu. Elle se fait annoncer chez Liane comme « un page envoyé par Sappho pour la servir » – « The audacity», commenterait-on aujourd’hui sur Twitter…

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Natalie Barney en costume de page. Source inconnue.

Le pire, c’est que ça marche. Liane accepte de recevoir Natalie, mais elle a envie de s’amuser un peu aux dépens de cette mystérieuse étrangère. C’est Valtesse de la Bigne – son amie, mentor et amante occasionnelle – qui jouera son rôle, étendue sur un sofa, tandis que Liane observera toute la scène dissimulée derrière un rideau. Natalie entre, « tellement émue qu’un léger tremblement agitait les plumes de son chapeau et que ses doigts crispés écrasaient nerveusement le bouquet sur son cœur »11. Natalie met un genou à terre pour offrir ses fleurs à sa déesse et se rend bien vite compte que la femme allongée devant elle n’est pas Liane. « Et après, je crois que j’ai pleuré de dépit, rougi de rage, et, je le crains, un peu trépigné. J’étais encore très enfant sous mes airs de page. »12

Liane sort de sa cachette pour consoler Natalie. Elle l’invite à l’accompagner se promener au Bois, assise à ses pieds dans sa voiture pour qu’on ne puisse pas la voir depuis l’extérieur. En la quittant, Liane murmure à Natalie : « j’aime déjà tes cheveux et la tournure de ton esprit »13 et l’invite à revenir dès le lendemain. Natalie trouvera Liane dans son bain, où elle ne tardera pas à la rejoindre…

Poursuivre la lecture – épisode 4

Image illustrant l’article : « Nana » par Édouard Manet, 1877

Notes

  1. « Chère Natalie Barney », écrit par Jean Chalon, éd. Flammarion, 1992, p.43 []
  2. À ce sujet, je vous recommande l’émission radiophonique « Paris, capitale de la prostitution au XIXe » proposée par Séverine Liatard, réalisée par Séverine Cassar et guidée par Lola Gonzalez-Quijano, chercheuse associée à l’EHESS []
  3. « Capitale de l’amour. Filles et lieux de plaisirs à Paris au XIXe siècle », écrit par Lola Gonzalez-Quijano, éd. Vendémiaire, 2015 []
  4. « Performer un mauvais genre : la demi-mondaine au XIXe siècle », écrit par Lola Gonzalez-Quijano, Criminocorpus/Revue.org http://criminocorpus.revues.org/3465 []
  5. « Women of the Left Bank », écrit par Shari Benstock, éd. University of Texas Press, 1986, p.275 []
  6. « Natalie Clifford Barney/Liane de Pougy – Correspondance amoureuse » édition établie et annotée par Suzette Robichon et Olivier Wagner, éd. Gallimard, 2019, p.24 []
  7. « Wild Heart. A Life. Natalie Clifford Barney’s Journey from Victorian America to Belle Époque Paris », écrit par Suzanne Rodriguez, éd HarperCollins, 2002, p.86 []
  8. « Chère Natalie Barney », écrit par Jean Chalon, éd. Flammarion, 1992, p.54 []
  9. « Idylle saphique », écrit par Liane de Pougy, préface de Jean Chalon, Édition des femmes, 1987, p.8 []
  10. « Chère Natalie Barney », écrit par Jean Chalon, éd. Flammarion, 1992, p.50 []
  11. « Idylle saphique », écrit par Liane de Pougy, préface de Jean Chalon, Édition des femmes, 1987, p.25 []
  12. « Chère Natalie Barney », écrit par Jean Chalon, éd. Flammarion, 1992, p.55 []
  13. « Souvenirs indiscrets », écrit par Natalie Clifford Barney, éd. Flammarion, 1960 []
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