Vita-1926

Vita Sackville-West – Épisode 1 – Le dragon en eaux peu profondes

Vita Sackville-West (1892-1962) est une écrivaine, poétesse, biographe et traductrice anglaise. Jardinière passionnée, elle a créé dans son château de Sissinghurst de magnifiques jardins qui s’étendent sur cinq hectares et qui accueillent chaque année des dizaines de milliers de visiteurs. Romancière à succès, autrice de plusieurs bestsellers, Vita a aussi été intervenante à la BBC pendant les années 1930 et a signé durant quinze ans une colonne hebdomadaire extrêmement populaire sur le jardinage dans le journal « The Observer ». Mariée à Harold Nicolson, qui fut diplomate, journaliste, auteur et homme politique, Vita est une figure bien connue du grand public anglais.

Vita Sackville-West est également célèbre pour ses nombreuses liaisons lesbiennes extraconjugales qui ont fait couler beaucoup d’encre et déchaîné les passions, comme son histoire d’amour tragique avec Violet Trefusis ou encore la longue relation amoureuse qu’elle a entretenue avec Virginia Woolf et qui a donné naissance au chef-d’œuvre « Orlando ».

Une personnalité complexe

Au premier abord, l’existence mouvementée de Vita Sackville-West semble documentée par des sources nombreuses et variées : journaux intimes, correspondances, romans, poèmes… Pourtant, la personnalité de Vita apparait très vite comme complexe à saisir en raison de son caractère pétri de contradictions. Timide et audacieuse, conservatrice et avant-gardiste, impérieuse et tendre — voire maternelle —, Vita brouille les pistes, se contredit souvent et nous laisse une impression persistante de confusion. 

Si Vita Sackville-West paraît parfois difficile à cerner, c’est aussi parce que ses biographes ont souvent cherché à la rendre plus conforme aux normes et aux injonctions de l’hétéropatriarcat, au prix de contresens et d’omissions grossières qui complexifient encore un peu plus la tâche.

Des tentatives de réassignation

En tant que figure publique appartenant à une vieille famille aristocratique, Vita Sackville-West a toujours été perçue comme bien trop subversive, par ses contemporains bien sûr, mais aussi par ses propres descendants. L’élite aristocratique anglaise de l’ère victorienne puis édouardienne n’était certainement pas prête à tolérer la personnalité hors norme de Vita, mais notre société contemporaine semble avoir encore bien du mal à l’accepter telle qu’elle était. Les textes et les biographies qui lui sont consacrés s’efforcent encore de lisser certains aspects de sa personnalité, de minimiser son lesbianisme ou de la dépeindre sous des traits exagérément négatifs dans une sorte de réflexe misogyne.

Dans sa vie amoureuse et dans sa relation avec son époux Harold Nicolson, Vita s’est en effet octroyé une liberté qui est jugée encore aujourd’hui contre nature pour une femme. En refusant de sacrifier ses ambitions littéraires ou sa vie amoureuse pour le confort de son époux et de ses enfants, Vita est souvent considérée comme une mauvaise mère et accusée de cruauté et d’égoïsme.

Un manque de contexte

De plus, les biographies consacrées à Vita Sackville-West omettent la plupart du temps de présenter le contexte social et culturel dans lequel elle évoluait. Sa personnalité et ses décisions sont ainsi analysées en dehors de leurs conditions matérielles, comme si Vita avait toujours été libre de ses choix dans une société assurant l’égalité entre les sexes et tolérant parfaitement l’homosexualité.

Avec la condition des femmes, le lesbianisme de Vita est l’autre angle mort des biographies de Vita, traité au second plan par rapport à son mariage avec Harold Nicolson et présenté comme une excentricité, voire un caprice.

Or, la détermination de Vita de poursuivre ses ambitions littéraires, d’explorer son attirance pour les femmes et de ne pas s’effacer au sein de son mariage au bénéfice de son époux est tout à fait exceptionnelle pour son époque. Femme de lettres, Vita nous a laissé plusieurs textes qui constituent un formidable et unique témoignage sur la façon dont elle a vécu, compris et analysé son lesbianisme dans une société où l’homosexualité était criminalisée et socialement réprimée.

Des femmes sous tutelle

Au début du XXe siècle, la situation des femmes ne s’est guère améliorée depuis l’époque victorienne : elles continuent d’appartenir à leurs pères, à leurs époux, à la société tout entière. Dans les classes sociales supérieures, on attend d’elles qu’elles soient agréables à regarder, soumises, distrayantes. Elles doivent se conformer à un modèle unique : devenir une épouse et une mère, se contenter d’organiser des réceptions et de s’occuper de leur intérieur. La pression sociale est extrêmement forte, et en cas de rébellion, le châtiment est sans pitié. Pour tenir, il faut trouver une soupape de sécurité. Celles qui n’y parviennent pas dépérissent, sombrent dans la folie ou la dépression.

Parmi les échappatoires possibles, il y a la religion, les bonnes œuvres ou encore la drogue (le laudanum, de l’opium mélangé à de l’alcool, et le chloral, un sédatif et un hypnotique, sont couramment prescrits et consommés). D’autres, comme la mère de Violet Trefusis, décident d’embrasser pleinement leur rôle subalterne pour tenter d’en tirer le meilleur parti. Devenir la maîtresse du roi Édouard VII a permis à Alice Keppel de profiter de toutes sortes de privilèges et d’accumuler une véritable fortune. Mais ce genre de conte de fées — à la féerie toute relative — est rare et toutes les femmes ne sont pas taillées pour ce rôle.

À la recherche d’une autre voie

Vita a tenté de trouver une autre voie et de se réaliser à travers sa passion pour l’écriture. Toute sa vie, elle s’est efforcée de concilier l’inconciliable, refusant de sacrifier ses passions amoureuses, sa respectabilité, son statut social ou ses ambitions littéraires. Lorsqu’elle ne parvenait plus à jongler entre ces différents aspects de sa vie — inconciliables mais absolument indispensables — Vita a dû alors trancher, sacrifier, décevoir, blesser. Indubitablement, elle a pu se montrer dure et égoïste avec ses amantes sommées de rester dans l’ombre et d’accepter une place secondaire par rapport à son mariage avec Harold Nicolson. Mais comment faire le tri entre les décisions qui étaient strictement imputables à la personnalité de Vita et celles qui ont été influencées par le contexte social de son époque ? Le sort réservé à Violet Trefusis, ostracisée et contrainte de s’exiler hors d’Angleterre à cause des rumeurs au sujet de son homosexualité, a sans doute été une terrible leçon. Terrifiée à l’idée d’être publiquement identifiée comme lesbienne — ce qui l’aurait condamnée à une mort sociale —, Vita n’a plus jamais laissé une relation amoureuse mettre véritablement en danger sa réputation. On peut juger les actes de Vita égoïstes et cruels ou bien les voir comme des preuves de son instinct de conservation. Après tout, survivre est toujours un choix égoïste. Il est de toute façon assez éclairant que la prétendue cruauté de Vita soit bien plus mise en avant que son esprit, son humour ou encore sa tendresse qui transparaissent pourtant dans chacune de ses lettres à Virginia Woolf. 

Car évidemment, si Vita Sackville-West avait été un homme, personne ne l’aurait accusée d’égoïsme ou de cruauté. Les choses n’auraient pas été présentées de cette façon. Rien dans le comportement de Vita n’aurait donné lieu à de telles critiques, et ses conquêtes féminines n’auraient suscité que de l’admiration. Jamais son épouse n’aurait été plainte ou considérée comme une victime. Si ses biographes, acculés par les faits, avaient été forcés d’admettre des actes cruels ou égoïstes, ceux-ci auraient été mis sur le compte d’une personnalité torturée — qui comme chacun le sait est le propre des écrivains. Et dans le même temps, on aurait fermement rappelé la nécessité, au nom de l’Art, de séparer l’homme de l’artiste.

Une trajectoire individuelle

Persuadée d’appartenir à une élite aristocratique, Vita Sackville-West a toujours refusé de s’associer à un quelconque mouvement collectif. Durant toute sa vie, elle a par exemple clamé sa détestation du féminisme, alors même qu’elle s’est constamment appliquée à s’émanciper de toutes les limitations qui lui étaient imposées en tant que femme. Conservatrice, voire franchement classiste, et imprégnée des valeurs de son milieu, Vita n’a jamais eu le désir de transgresser ouvertement les règles. Elle a plutôt choisi une forme de compromis, matérialisé par son mariage avec Harold Nicolson, lui aussi homosexuel, qui lui a permis de vivre sa vie amoureuse tout en sauvegardant les apparences.  

De Vita Sackville-West, il faut sans doute retenir la façon intransigeante dont elle a cultivé son individualité, à une époque où une telle affirmation de soi était refusée à la plupart des femmes, considérées comme des propriétés, des outils de production et de reproduction.

L’inlassable quête de soi menée par Vita à travers ses amours, sa poésie, ses romans et ses célèbres jardins du château de Sissinghurst aura été constamment entravée. Le fait qu’on se souvienne d’elle, non pas sous son nom d’épouse, mais sous celui de Sackville-West — le nom de ses ancêtres, son nom de poétesse et de romancière, le nom qu’elle a toujours refusé d’abandonner — est peut-être l’une des preuves les plus éclatantes de son succès.

Afin de découvrir un peu mieux Vita, je vous propose une biographie divisée en quatre parties, ainsi qu’un article intitulé « Vita Sackville-West ou l’impossible quête de soi ».


Épisode 2 – L’héritière
Épisode 3  Violet
Épisode 4 – Orlando
Épisode 5 – Dans la tour de Sissinghurst

BIBLIOGRAPHIE

« Behind the Mask » écrit par Matthew Dennison éd. William Collins 2014

« Mrs Keppel and Her Daughter » écrit par Diana Souhami, éd HarperCollins 1996

« Portrait of a Marriage » écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973

« Violet to Vita, the letters of Violet Trefusis to Vita Sackville-West », Mitchell A. Leaska et John Phillips, éd. Penguin Books 1989 – Introduction de Mitchell A. Leaska.

« Virginia Woolf, Journal intégral 1915-1941 », traduit par Colette-Marie Huet et Marie-Ange Dutartre, éd. Stock 2008

« Vita, the Life of Vita Sackville-West », écrit par Victoria Glendinning, ed. Penguin Books, 1984

« Vita Sackville-West Virginia Woolf, Correspondance 1923-1941 », Traduite par Raymond Las Vergnas. Présentée et annotée par louise de Salvo et Mitchell A. Leaska. Ed Stock. Introduction 1985, Traduction 2010.

Image illustrant l’article : Vita Sackville-West en 1926 par Esther Cloudman Dunn

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