Amiens-1915

Violet Trefusis – Épisode 6 – L’enlisement

Le mariage de Violet ne met pas fin à sa liaison avec Vita, mais la crise a laissé des traces. Violet reproche à Vita de s’être montrée lâche et de lui avoir menti en lui faisant croire qu’elle était prête à quitter Harold. Bien consciente de l’incapacité de Vita à faire un choix – voire de sa duplicité – Violet redoute de nouvelles défections ou trahisons. Elle se raccroche cependant à son projet de fuite à l’étranger qui tourne à l’obsession. Vita et Violet n’ont jamais été plus heureuses que lorsqu’elles se trouvaient en France, loin de leurs proches et de leurs responsabilités. Violet se persuade que tout peut encore s’arranger, si seulement elle arrivait à emmener Vita hors d’Angleterre.

De son côté, Vita continue à jouer un double jeu. Soulagée de retrouver la tranquillité de son foyer et de pouvoir consacrer du temps à l’écriture, elle s’efforce de réparer son mariage avec Harold – tout en cédant de temps en temps aux exigences de Violet lorsque celle-ci se montre trop insistante. À Paris, Harold est accaparé par une nouvelle histoire d’amour, avec le couturier Edward Molyneux.

Vis-à-vis de Violet, Vita éprouve des sentiments ambivalents : de la passion et de la possessivité, mais aussi beaucoup de méfiance. Elle se convainc que Violet lui a joué « un sale tour » en se mariant avec Denys, qu’elle est malhonnête et manipulatrice. De toute façon, n’est-ce pas ce que son entourage ne cesse de lui répéter ? Que Violet, l’ensorceleuse immorale et diabolique, est l’unique responsable de cette situation impossible – une accusation qui a l’avantage d’absoudre Vita de toute responsabilité.

« Possingworth Manor »

Alice loue à l’intention de Violet et Denys le manoir de Possingworth qui se trouve à une trentaine de kilomètres de Long Barn. Cette proximité permet à Vita et Violet de passer beaucoup de temps ensemble. Les rumeurs vont à nouveau bon train. Vita congédie l’une de ses domestiques qui l’a aperçue se promener vêtue d’un des costumes d’Harold.

En juillet 1919, Violet et Denys sont tous deux déterminés à faire annuler leur mariage, mais Alice oppose son veto. Sonia vient de se fiancer à un très bon parti, Roland Cubitt, le futur baron d’Ashcombe. Les parents de Roland désapprouvent son choix : ils reprochent à Alice son passé de maîtresse royale, et les rumeurs au sujet de Violet n’arrangent rien. Ils cherchent une excuse pour empêcher l’union de leur fils avec Sonia. L’annulation du mariage de Violet leur donnerait un excellent prétexte.

Pour la première fois, Alice menace Violet de lui couper les vivres pour la contraindre à l’obéissance. Elle contrôle également ses sorties et ses fréquentations. Violet sombre dans le désespoir. Elle raconte à Vita :

Je ne vois personne, Mitya, pas une âme à l’exception des amis de Chinday (Alice). Pat, parfois, et Loge (Denys), peut-être une heure chaque soir. Je ne vais jamais nulle part. Quand je ne suis pas avec Chinday, qui fait de ma vie un enfer, je suis seule. Mes pensées sont au-delà de la description. Elles me font honte. L’autre jour j’ai demandé à Loge (Denys) s’il serait surpris si je me suicidais, et il a répondu : « pas le moins du monde. Je pense que c’est une chose très naturelle à faire lorsque l’on est malheureux. Si quelqu’un est vraiment misérable et rend tout le monde misérable autour de lui, c’est la chose la plus décente qu’il puisse faire. »

« Violet to Vita, the letters of Violet Trefusis to Vita Sackville-West », Mitchell A. Leaska et John Phillips, éd. Penguin Books 1989

Entre Violet et Denys, la haine est bien installée. Violet ne se gêne pas pour être odieuse avec Denys qui brûle les lettres de Vita pour se venger. Tous deux se voient le moins possible.

De nouveaux plans d’évasion

En octobre 1919, Vita et Violet séjournent à Paris où elles renouent avec la vie de « bohème » : les théâtres, les bistrots et bien sûr, Julian. Vita demeure fascinée par la puissance du sentiment de liberté qu’elle éprouve lorsqu’elle est perçue comme un homme. Sous l’apparence de Julian, elle arpente crânement les boulevards ou s’assoit aux terrasses de café pour observer les passants.  

Après quelques jours, Vita et Violet partent pour Monte-Carlo et son décor idyllique. Cette seconde escapade, qui ressemble beaucoup à la première, s’éternise à nouveau. Les semaines passent, et leurs proches perdent patience.

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Monaco – vue du palais Garnier, 1912 – Agence Rol. Source : gallica.bnf.fr

Début décembre, Harold commence à parler de divorce et exige que Vita le rejoigne au plus vite à Paris. Victoria apporte son soutien à son beau-fils en menaçant Vita de la retirer de son testament. Furieuse, Alice blâme Denys pour son manque d’autorité. Elle lui conseille fermement d’aller récupérer son épouse dans le sud de la France, de la ramener en Angleterre et de s’assurer qu’elle y reste. Denys s’exécute et se rend à Cannes où il ordonne à Violet de le retrouver.

Monte-Carlo-vue-du-port
Vue du port de Monte-Carlo, 1914 – Agence Rol. Source : gallica.bnf.fr

Violet refuse de quitter Vita. Elle ne se laisse convaincre qu’en échange de la promesse qu’elles s’enfuiront de nouveau, définitivement cette fois. Vita cède ou fait mine de céder, mais demande un délai. Elle ne peut pas abandonner Harold aussi abruptement. À peu près au même moment, elle écrit à Harold qu’elle compte renoncer pour de bon à Violet. Après avoir déposé Violet à Cannes, Vita le rejoint à Paris le 18 décembre.

L’attente

De retour en Angleterre, début janvier, Violet ronge son frein et s’applique à donner le change. Elle s’installe avec Denys dans une nouvelle maison, appelée « Stonewall cottage », achetée et meublée par Alice qui paie également les gages des domestiques. Violet se sent coupable qu’Alice ait dépensé autant d’argent pour une maison où elle ne compte vivre que quelques semaines.

Vita rentre en Angleterre avec Harold qui souffre d’un abcès au genou. Elle lui annonce son intention de partir avec Violet. Prêt à tout pour la retenir, Harold fait intervenir sa propre mère, lady Carnock qui se livre à une émouvante plaidoirie et pousse le pathétique jusqu’à apparaître sans sa perruque. Vita est de plus en plus perdue : elle est apitoyée par Harold et son abcès au genou, les supplications de lady Carnock qui, sans son postiche, ressemble à un oiseau déplumé. Vita éprouve aussi beaucoup de honte liée à son homosexualité – sa « dualité » qu’elle pense anormale, déviante :

Je ne me sentais pas du tout à ma place dans ce foyer si convenable et si respectable. J’avais l’impression d’être une paria, et la tolérance de sa mère n’a fait qu’aggraver ma honte ; elle ne m’a pas repoussée, mais elle a mis ses deux bras autour de moi et m’a dit que quoi que je fasse, cela ne serait jamais mal, simplement une erreur. J’étais abattue et tellement malheureuse, et je me suis sentie à la fois si étrangère à eux et si proche de Violet que je n’avais plus qu’une envie : fuir afin de ne pas polluer plus longtemps leur pureté.

« Portrait of a marriage » écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973

Le saut dans l’inconnu

Denys vient encore ajouter aux doutes de Vita lorsqu’il lui demande, au cours d’une étrange confrontation, comment elle compte subvenir aux besoins de Violet. Puis Denys se tourne vers Violet et la met en garde : est-elle vraiment prête à renoncer à ses proches, à sa place dans le monde et à toutes ses possessions ? C’est un rappel cruel pour Vita et Violet, bien conscientes que vivre pleinement leur histoire d’amour entraînerait leur mise à mort sociale. Le rêve de Violet est battu en brèche par une réalité sordide.  

Plus hésitante que jamais, Vita décide tout de même de partir avec Violet. Une nouvelle fois, elles conçoivent un plan qui ressemble à une évasion. Pour déjouer la surveillance de leurs mères, elles se rendront d’abord à Lincoln où est censé se dérouler le prochain roman de Vita. Puis elles voyageront jusqu’à Douvres, à l’autre bout du pays, où elles s’embarqueront sur un bateau et traverseront la Manche. Violet a fait des économies sur la pension que lui verse Alice. Elle rêve d’acheter une maison en Sicile, pour elle et Vita.

La veille de leur départ pour Lincoln, Violet supplie Vita de ne pas la laisser rentrer à « Stonewall cottage » auprès de Denys, mais sans expliquer pourquoi. Désespérée, elle poursuit Vita jusque dans son train. Vita se montre obtuse, refuse de l’écouter et la contraint presque par la force à descendre de son wagon. Cela fait des jours que Violet exprime sa terreur à l’idée que Denys rompe sa promesse et exige des rapports sexuels. Mais Vita ne fait pas le rapprochement et persuade Violet de retourner chez elle.

La traversée du miroir

Le 3 février 1920, Vita et Violet se rendent comme prévu à Lincoln où elles passent cinq jours. Puis elles font route jusqu’à Douvres. Denys a écrit une longue lettre à Violet. Émue par sa lecture, Vita tente de convaincre Violet de retourner auprès de lui. Peut-être essaie-t-elle de se donner bonne conscience ou espère-t-elle sans se l’avouer que leur projet de fuite avorte. L’unique concession qu’accepte Violet est de traverser la Manche seule, comme une sorte de symbole. Vita la suivra dès le lendemain, et il est convenu que les deux femmes se retrouveront à Amiens.     

Violet est résolue, mais terrifiée à l’idée de voyager seule. D’ordinaire, elle est toujours accompagnée par une bonne ou par son ancienne gouvernante. Vita regarde le bateau s’éloigner puis retourne déjeuner à son hôtel. L’après-midi, en allant se promener face à la mer, elle tombe sur Denys qui vient d’arriver à Douvres pour se lancer à la poursuite de Violet. Il presse Vita de questions et menace de la suivre partout jusqu’à ce qu’elle lui révèle où se cache Violet. Tous deux finissent par trouver un compromis : ils rejoindront Violet ensemble et lui demanderont de faire un choix.

La tempête

Angoissée et hantée par des cauchemars, Vita passe une très mauvaise nuit. Elle sait que Violet sera terrifiée en la voyant arriver en compagnie de Denys. La confrontation promet une fois de plus d’être violente et épuisante.

Vita expédie des messages à ses proches pour être bien certaine que tout le monde sache où elle se trouve. Elle ignore comment se sortir de cet imbroglio. Plus ou moins consciemment, elle voudrait que quelqu’un décide à sa place. À Harold, elle a envoyé une lettre-testament, « au cas où je me noierais, ou autre chose », explique-t-elle. Toutes les peurs de Vita sont contenues dans cet « autre chose ». La Manche n’est pas qu’une frontière physique. Sur cette rive, il y a la respectabilité, la stabilité et une vie confortable. Une carrière d’écrivaine aussi, qui commence à se dessiner au fil des publications. De l’autre côté l’attendent une existence de paria et le spectre de la pauvreté. Violet a déjà traversé le miroir. Le symbole est plus fort que Vita ne l’imagine.

Les réactions ne tardent pas : Harold, qui travaille toujours à Paris, se précipite en Angleterre à l’appel de Victoria. Enragé, George Keppel demande à Sir Neville Macready, le chef de Scotland Yard, de surveiller les ports et d’arrêter Violet. 1 Violet et Vita avaient raison de prendre toutes ces précautions. Elles sont traitées comme des criminelles en fuite.

Calais

Le lendemain, il pleut des cordes, et la mer est déchaînée. Vita s’embarque avec Denys sur le bateau. Ils fraternisent, plaisantent sur le mal de mer et se défient de fumer une cigarette. Arrivés à Calais, ils ont décidé de déjeuner ensemble. Vita a la surprise de trouver Violet dans le restaurant. Elle est pâle, tremblante et épuisée. Elle est allée jusqu’à Amiens où elle a laissé ses bagages à son hôtel. Puis elle est retournée à Calais, incapable de rester seule et anxieuse de retrouver Vita.

Denys et Vita prennent Violet en charge, la nourrissent et la mettent au lit. L’ambiance est légère. Rapprochés par leur affection pour Violet, Denys et Vita discutent musique, poésie et immortalité.

Après avoir repris des forces, ils partent tous les trois pour Amiens. La trêve est terminée, et les tensions sont à nouveau vives. Dans le train, Denys écrit sur un bout de papier qu’il a réalisé que Violet avait déjà fait son choix. Une fois à Amiens, il laissera Vita et Violet et fera demi-tour, seul. Il passe le reste du trajet à pleurer.

À Amiens, Vita et Violet s’installent à l’hôtel du Rhin. Une nouvelle fois, Vita envoie des messages à ses proches, leur permettant ainsi de retrouver facilement sa trace. Elle ignore qu’Harold, persuadé qu’elle se trouve encore en Angleterre, est rentré à Londres à peu près au moment où elle traversait la Manche en direction de la France.

Le soir même, George Keppel fait son apparition à l’hôtel du Rhin. Son discours moralisateur laisse Vita et Violet indifférentes, et même moqueuses. George est pompeux, grandiloquent et finalement assez grotesque. Il impose sa présence à Violet et Vita pour s’assurer qu’elles ne disparaîtront pas dans la nature.

Le 14 février 1920

Le lendemain, Harold et Denys font à leur tour irruption à l’hôtel. La surprise est totale. Denys est bien retourné à Paris puis à Londres comme il l’avait annoncé à Violet et Vita. Mais une fois à Grosvenor Street, sa belle-famille l’a convaincu de repartir, de récupérer Violet à Amiens et de la mener loin de Vita, de l’Angleterre et du scandale. Victoria, qui a également parlé à Denys au téléphone, lui a demandé d’emmener Harold. Les deux hommes ont pour mission de reprendre le contrôle de leurs épouses. Pour gagner du temps, on leur trouve un avion, un biplace, pour leur permettre de se rendre à Amiens en quelques heures.

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Avion biplan prêt à décoller. Amiens, 1915 ©Raoul Berthelé

Violet et Vita sont choquées et furieuses. La traversée de la Manche en avion a quelque chose de rocambolesque, d’inutilement dramatique. C’est une tentative d’intimidation, une démonstration de force et d’autorité, à mi-chemin entre l’opération de sauvetage et la descente de police. Violet étrille Denys qui, pâle comme un linge, semble comme souvent au bord du malaise. Harold ordonne à Vita de faire ses valises. Vita refuse. Le ton monte. Harold s’écrie qu’il faudrait enfermer Vita et Violet, les affamer jusqu’à ce qu’elles cèdent.

Harold s’isole avec Vita dans sa chambre d’hôtel. Il lui demande « es-tu certaine que Violet t’est aussi fidèle qu’elle le prétend ? Parce que Denys a raconté une tout autre histoire à ta mère ». Harold essaie-t-il de se montrer cruel ? À moins qu’il tente de venir en aide à Vita en lui offrant ce qu’elle espère depuis son départ de Lincoln : une porte de sortie. Vita est à bout de nerfs. Il y a eu trop de pressions, de honte et de violence. Elle n’a ni le courage de partir avec Violet ni celui de s’avouer vaincue. L’ego de Julian – le poète rebelle, le Bohémien – ne s’en remettrait pas.

Vita s’engouffre immédiatement dans la brèche. Elle tient le prétexte idéal qui lui permettra de s’extraire de ce bourbier tout en gardant la tête haute : si elle renonce à Violet, ce n’est pas par lâcheté, mais parce que celle-ci l’a trahie. Une nouvelle fois, c’est donc Violet qui paie les pots cassés.

Folle de rage, Vita commence par interroger Denys qui refuse de confirmer ou de démentir les accusations d’Harold. Vita fond alors sur Violet, attablée dans le restaurant de l’hôtel, et lui demande à brûle-pourpoint si elle l’a trahie avec Denys. « Je n’ai jamais vu une telle terreur envahir le visage de quelqu’un », se souviendra Vita 2. Violet balbutie une phrase inaudible, puis finit par avouer. Oui, il s’est bien passé quelque chose, le dernier soir avant leur départ pour Lincoln. Le jour où Violet a supplié Vita de ne pas la laisser rentrer auprès de Denys. Vita n’y croit pas vraiment elle-même. Dans son manuscrit secret, elle écrira : « pourtant, je savais que Violet était encore vierge ». Mais peu importe. Vita tient son excuse. Elle repart dans sa chambre et fait ses valises. Violet s’effondre et s’accroche désespérément à elle.

Après un baiser d’adieu, Vita l’abandonne à Denys et quitte l’hôtel avec Harold. Ils traversent la ville en voiture en direction de la gare. Amiens est encore défigurée par les stigmates de la Première Guerre mondiale. Les impacts de balles dans les murs, les vitres brisées et les maisons éventrées créent, comme dans un film de cinéma, un décor sinistre à la mesure du drame qui vient de se jouer.

Poursuivre la lecture – épisode 7

Photo illustrant l’article : cathédrale d’Amiens, 1915 ©Raoul Berthelé

Notes

  1. « Mrs Keppel and Her Daughter » écrit par Diana Souhami, éd HarperCollins 1996, chapitre 12[]
  2. « Portrait of a Marriage » écrit par Nigel Nicolson éd. Weidenfeld & Nicolson 1973[]
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