Sur la route avec Annemarie Schwarzenbach, II


Voir une femme » est une nouvelle écrite par Annemarie Schwarzenbach en 1929 et demeurée inédite jusqu’à sa redécouverte par son petit-neveu, Alexis Schwarzenbach qui l’a retranscrite et fait publier en 2008 aux éditions Metropolis. L’histoire de ce texte, qui traite ouvertement du lesbianisme de sa jeune narratrice, est enveloppée d’une part de mystère qui, à mon sens, est révélatrice de l’homophobie qui a entouré la mémoire d’Annemarie durant des décennies. En effet, « Voir une femme » semble avoir été « oubliée », lors du premier catalogage de son œuvre, effectué en 1980 aux Archives littéraires suisses de Berne, à la suite du don de son héritière, Anita Forrer1. Non référencé, il était en quelque sorte privé d’existence et donc inaccessible aux chercheur·ses et au public. A-t-il été jugé trop sulfureux et volontairement condamné à l’obscurité ? Et qui aurait pris une telle décision : Anita Forrer, le personnel des archives, une autre personne détentrice de ce texte ? En tout état de cause, on peut imaginer qu’il a échappé de justesse à l’oubli ou à une destruction pure et simple. Que peut bien contenir cette nouvelle pour avoir été soumise à cette forme de censure pendant presque quatre-vingts ans ? En tout cas, aucune scène crue ou choquante, et pas même le mot « lesbienne » ou « homosexuelle ». Son caractère transgressif se situe ailleurs, attestant à quel point le lesbianisme dérange et bouscule les normes établies.

Un effacement volontaire

Les écrits consacrés à Annemarie Schwarzenbach sont souvent empreints d’une lesbophobie latente qui s’exprime en premier lieu par la négation de son homosexualité : on transforme certaines de ses amitiés avec des hommes en liaisons, on exagère l’importance de son mariage ultra-éphémère avec Claude Clarac, ou on la dépeint presque en victime d’une horde de « lesbiennes » qui auraient jeté leur dévolu sur elle et auxquelles elle aurait cédé, sans que l’on comprenne pourquoi. Après la lecture de « Voir une femme », cette forme particulière de déni est de plus en plus difficile à maintenir. Dans ce récit, Annemarie s’efforce de mettre en mots l’expérience lesbienne, sans misérabilisme ou fin tragique, ce qui le rend plus moderne et transgressif que bien des œuvres, y compris très récentes. En partie autobiographique, puisqu’il met en scène et développe de façon évidente l’expérience et les émotions d’Annemarie, il demeure cependant une œuvre littéraire à part entière, construit de façon minutieuse et comportant probablement des éléments de fiction, dans ses personnages ou les évènements qu’il relate. Dans ce domaine, Annemarie s’emploie souvent à semer le doute en choisissant la narration à la première personne et en introduisant dans ses récits des extraits de notes ou de journaux intimes, censés avoir été rédigés par le narrateur ou la narratrice, qui renforcent l’impression de lire un document privé ou une confession.

Paysage de l’Engadine, par Annemarie Schwarzenbach, 1936. Bibliothèque nationale suisse, SLA-Schwarzenbach-A-5-08/009

« Voir une femme » affaiblit également considérablement le discours de « l’ange inconsolable », qui présente le lesbianisme d’Annemarie comme l’une des manifestations, voire l’une des causes, d’un processus d’autodestruction qui ne pouvait mener qu’à une fin tragique. Dans son texte, Annemarie donne un tout autre sens à la prise de conscience de son homosexualité. La rencontre fortuite de la jeune narratrice avec une autre lesbienne est présentée comme une véritable révélation qui lui permet d’acquérir une profonde compréhension d’elle-même tout en ouvrant un exaltant champ des possibles. Mais cette prise de conscience, qui ouvre la voie à l’amour – source de sentiments envoutants et de bonheur – est aussitôt ternie par les réactions négatives qu’elle provoque dans son entourage. Accusations et menaces à peine voilées font naître dans le cœur de la narratrice un sentiment qui jusqu’ici en était tout à fait absent : une peur terrifiante qui ne la quittera plus et contre laquelle elle devra désormais lutter. L’homosexualité, en soi, n’est pas source de souffrance, mais expose à l’opprobre et à la condamnation de la société. Aimer une autre femme nécessite donc un grand courage, car cette transgression s’accompagne inévitablement d’une part de lutte et d’angoisse. La peur qui en découle, paralysante et dévorante, fait une apparition discrète dans « Voir une femme », mais prendra une place de plus en plus importante dans les œuvres postérieures d’Annemarie. Cette nouvelle peut ainsi également être considérée comme une clé qui éclaire des thèmes et des concepts que l’on retrouve dans ses romans suivants, notamment dans « Nouvelle lyrique » (1933) et « La mort en Perse » (1936) qui, avec « Voir une femme », semblent former une sorte de triptyque autobiographique. L’espoir, le courage et l’élan nés de la révélation de « Voir une femme » seront écrasés dans l’œuf au cours des années suivantes. Le champ des possibles ouvert par la découverte de son homosexualité se refermera très vite et s’achèvera par une défaite totale et un profond désespoir exprimé sans fards dans « La mort en Perse ».

La rencontre comme une révélation

« Voir une femme » s’ouvre sur une rencontre relatée dans une courte note datée du 24 décembre 1929, comme si cet évènement avait été raconté et analysé peu de temps après avoir été vécu, afin de conserver le souvenir précis des émotions qu’il a suscité. Cette note pourrait avoir servi de base à la rédaction de la nouvelle, ou au contraire avoir été rédigée et ajoutée plus tard, en guise d’introduction. Comme elle n’est pas signée, on ignore qui est l’auteurice de ces lignes, qui semblent tirées d’un journal intime, sans doute celui de la narratrice. Celle-ci reprend ensuite son récit, quelques jours après l’évènement raconté dans la note : un face-à-face avec une inconnue, présenté comme un choc, un coup de tonnerre ayant la force d’une révélation :

Voir une femme : une seconde seulement, dans le seul et bref espace d’un regard, pour ensuite la perdre à nouveau, quelque part dans l’obscurité d’un couloir, derrière une porte que je n’ai pas le droit d’ouvrir – mais voir une femme, et sentir dans le même instant qu’elle aussi m’a vue, que ses yeux se fixent sur moi, interrogateurs, comme si nous devions nous rencontrer sur le seuil de l’étranger, de cette frontière obscure, accablée, de la conscience… oui, sentir dans cette seconde comment elle se fige elle aussi, presque douloureusement interrompue dans le cours de ses pensées, comme si ses nerfs se contractaient, effleurés par les miens.

« Voir une femme », écrit par Annemarie Schwarzenbach, introduction de Étienne Barilier, postface d’Alexis Schwarzenbach, éd Metropolis, 2008, p.17

La rencontre, qui a lieu par hasard, dans un lieu public, ne dure qu’une poignée de secondes, tout juste le temps d’échanger un regard. Aucun mot n’est prononcé et, pourtant, ces deux femmes semblent à la fois se reconnaître l’une et l’autre, mais aussi reconnaître chez l’autre un sentiment mutuel fait de désir, de connivence, d’un certain sens du danger, du refoulé et de l’interdit.

(…) je me tiens la tête baissée tandis que l’ascenseur s’arrête dans le hall : un instant, la chaleur et le bruit s’engouffrent, je lève les yeux, une femme se tient en face de moi, elle porte un manteau blanc, son visage est brun sous une chevelure sombre, peignée en arrière avec une rudesse masculine, je suis frappée par la force, belle et puissante, de son regard, et maintenant nous nous rencontrons, l’espace d’une seconde, et je sens irrésistiblement l’élan de m’approcher d’elle, l’élan plus rude, plus douloureux encore, de suivre l’inconnu monstrueux qui remue en moi comme une nostalgie, une invitation – Je baisse les yeux et je recule d’un pas. L’ascenseur s’arrête. Le liftier ouvre la porte, la femme étrangère passe devant moi avec un mouvement de tête à peine perceptible –

« Voir une femme », écrit par Annemarie Schwarzenbach, introduction de Étienne Barilier, postface d’Alexis Schwarzenbach, éd Metropolis, 2008, p. 21-22

Un décor familier

« Voir une femme » se déroule dans un décor qu’Annemarie connaissait bien, le Suvretta House : un luxueux hôtel de Saint-Moritz où se pressent de richissimes clients servis par une armée de serviteurs obséquieux qui leur ouvrent les portes, manœuvrent les ascenseurs et brossent leurs manteaux couverts de neige. La jeune narratrice, âgée de 18 ou 19 ans, y passe quelques jours de vacances en compagnie de cousins chargés de la chaperonner. La surveillance exercée par ces jeunes hommes n’est pas que symbolique, puisque la narratrice n’est pas tout à fait libre de ses mouvements. Elle n’est pas non plus maîtresse de son temps puisque c’est un appel téléphonique de son père qui abrège son séjour à l’hôtel, aux trois-quarts du récit, mettant également momentanément fin à une potentielle histoire d’amour.

L’hôtel le « Suvretta House », 1913. Source : Wikimedia Commons

L’inconnue que rencontre la narratrice dans le hall se nomme Ena Bernstein. Cette femme, belle et charismatique, possède une force particulière, une « puissance véritable, advenue » (p.30) qui s’éprouve « dans le sang telle une nostalgie, qu’on pouvait toujours repousser, nier, ou maudire comme une rébellion de son propre être ». Ena suscite aussitôt chez la narratrice un sentiment amoureux défini comme une « attirance excessive » (p.29), occupant dans ses pensées une « place dévastatrice » (p.29), mais aussi comme une « nostalgie, encore inexpliquée » (p.30) qui la fascine et l’effraie. Se retrouver en présence d’Ena est une perspective à la fois exaltante et inquiétante, comme une rencontre avec une déesse dont on n’imagine pas sortir tout à fait indemne.

On ne peut qu’être frappée par la proximité du titre de « Voir une femme » avec le roman de Renée Vivien intitulé « Une femme m’apparut »2, dans lequel la rencontre avec Vally, (organisée dans la version de 1905 par la figure énigmatique de l’Annonciatrice) bouleverse et change à jamais la destinée de la narratrice, d’une façon aussi grisante que terrifiante. Dans les deux textes, la vision de la Femme Aimée est un choc qui ouvre le récit auquel il sert de déclencheur.

J’évoquai l’heure déjà lointaine où je la vis pour la première fois, et le frisson qui me parcourut lorsque mes yeux rencontrèrent ses yeux d’acier mortel, ses yeux aigus et bleus comme une lame. J’eus l’obscure prescience que cette femme m’intimait l’ordre du destin, et que son visage était le visage redouté de mon Avenir. Je sentis près d’elle les vertiges lumineux qui montent de l’abîme, et l’appel de l’eau très profonde. Le charme du péril émanait d’elle et m’attirait inexorablement. Je n’essayai point de la fuir, car j’aurais échappé plus aisément à la Mort.

« Une femme m’apparut… », de Renée Vivien, éd A. Lemerre, 1904, p.4

Un évènement prédestiné ?

L’idée d’une rencontre scellée par le destin est également présente dans l’esprit de la narratrice de « Voir une femme ». L’échange de regards avec Ena suffit à déclencher en elle une tempête d’émotions nouvelles qui déboucheront sur une profonde transformation. Ce voyage intérieur, immobile, modifie à jamais sa compréhension d’elle-même et son rapport au monde. Une fois lancé, le processus est inarrêtable, ce qui laisse penser à la narratrice que la rencontre avec Ena Bernstein était inévitable, tout comme ses conséquences.

Dans la petite société ultra privilégiée formée par les clients de l’hôtel, où tout le monde se connaît, Ena est identifiée en tant que lesbienne. La fréquenter n’est donc pas une décision anodine, puisqu’elle expose aux rumeurs, à la réprobation, à l’opprobre. En revanche, ceux et celles qui aiment Ena semblent se reconnaître instinctivement et partager un sentiment de connivence et de complicité. La narratrice rencontre ainsi deux autres personnages qui vont l’accompagner dans sa transformation : un vieil homme, soupirant éconduit d’Ena et l’une de ces anciennes amantes, Anna Barnowska. Le vieil homme se montre encourageant à l’égard de la narratrice et lui confirme que sa rencontre avec Ena était inévitable. Cependant, il lui adresse aussi plusieurs avertissements. Enfreindre les lois de la société pour vivre une histoire d’amour avec Ena, synonyme d’émotions intenses et d’épreuves à surmonter, n’est pas sans danger, et la narratrice ne lui parait pas posséder suffisamment de force pour ne pas s’y brûler.  

Je vous ai déjà dit combien il est dangereux de mépriser le jugement de la société à l’égard de cette femme, et de transgresser les limites d’une morale qui a sa justification parce qu’elle est gardienne d’un ordre étroit, mais nécessaire – j’ajoute qu’un être faible peut se briser à la splendeur sûre, élémentaire, d’un sentiment sans frein, et c’est pourquoi je vous prie de faire attention, de vous épargner vous-même. Mais ne prenez pas ma mise en garde pour une reculade : vous deviez faire la connaissance de Madame Bernstein, je ne pouvais rien y changer, et lorsque je vous ai présentée, ce n’était rien d’autre qu’un raccourci contingent. Comme spectateur de la vie, j’ai appris à ne pas regarder les chemins de l’avenir comme quelque chose de hasardeux, mais comme les manifestations nécessaires d’une longue préparation intérieure.

« Voir une femme », écrit par Annemarie Schwarzenbach, introduction de Étienne Barilier, postface d’Alexis Schwarzenbach, éd Metropolis, 2008, p.36-37

Bien que bienveillant, l’appel à la prudence du vieil homme n’en demeure pas moins une mise en garde et une justification des interdits sociaux qui reviendront dans la bouche de deux autres personnages de la « Nouvelle Lyrique », publiée en 19333. Tout d’abord un vieux poète berlinois se saisit des mains du narrateur pour lui souffler : « Savez-vous à quel point vous êtes aimable et menacé ? Vous êtes tout à coup si pâle, dites-moi ce que je peux faire pour vous ». Une inquiétude que le narrateur commente en ces termes : « On me dit souvent que je suis en danger. Peut-être à cause de ma trop grande jeunesse ».4

Plus tard dans le récit, c’est le personnage d’Erik qui se charge de lui rappeler le bien-fondé des interdits sociaux, cette fois-ci d’un point de vue spirituel et religieux.

On m’a menti : j’aurais pu vivre avec Sybille. Certes, le monde n’aurait pas été d’accord avec moi et m’aurait puni. Il y a des lois, disait Erik. Je le haïssais d’être plus fort que moi. (…) Il me disait qu’il fallait reconnaître certaines nécessités de la vie. Cela n’avait rien à voir avec des préjugés sociaux, disait-il, mais avec notre âme, avec notre relation à Dieu. J’étais prêt à le reconnaître et je me sentais très coupable.

« Nouvelle lyrique », écrit par Annemarie Schwarzenbach, éditions Verdier, 2016, postface de Jean-Yves Masson, p.79

Dans la « Nouvelle lyrique », le narrateur se remémore à deux reprises la manie de ses proches de lui promettre un avenir sombre et une mort violente. « On m’a toujours dit qu’il m’arriverait quelque chose un jour, dis-je. Mais je ne l’ai pas cru. Mes professeurs disaient qu’un jour, je me ferais écraser »5

On peut penser qu’Annemarie a reçu dans la vraie vie des avertissements de ce genre qui, si on les observe froidement, ont tout d’une menace. À quel point les a-t-elle intégrées dans son mode de pensée, finissant par s’imaginer être réellement la cible d’une terrible malédiction, alors qu’elle était la victime d’une l’homophobie ordinaire ? Ces mises en garde, lancées par des proches ou par des inconnus, se sont intensifiées au fil du temps et sont devenues de sinistres prophéties autoréalisatrices, qui continuent aujourd’hui à trouver leur justification dans la théorie de « l’ange inconsolable ».

Face au miroir

La narratrice passe les jours qui suivent sa rencontre avec Ena Bernstein dans une attente fébrile qui affecte son corps – devenu fiévreux, tremblant et agité –, mais aussi son esprit. Ses pensées sont troublées par un désir obsédant qui soulève de nouvelles interrogations, mais qui apporte aussi des réponses à de vieux questionnements qui avaient à peine frôlé sa conscience. La narratrice sait qu’elle se trouve à la croisée des chemins et contemple, un peu étourdie, le champ des possibles. Dans une scène hautement symbolique, elle finit par se placer debout devant un miroir pour faire face à elle-même. Elle admet que ce n’est peut-être pas la première fois qu’elle affronte les mêmes questionnements, mais cette fois-ci, quelque chose est différent. Il lui semble désormais se redécouvrir, être capable de s’aimer et comprendre enfin la raison de la tristesse et de la mélancolie persistante qui l’ont toujours accablée, en apparence sans raison. La rencontre avec Ena Bernstein était inévitable, car elle n’a fait que révéler la nature profonde de la narratrice, jusque-là secrète et enfouie en elle. Ce face-à-face avec elle-même, avec « l’inconnu monstrueux » qui remue en elle, c’est ce moment de vérité et de sincérité absolues que sa mère, Renée Schwarzenbach, n’a jamais eu le courage de faire, et c’est la différence fondamentale qui ne cessera de les diviser.

Saint-Moritz, 1930. Source : Bundesarchiv, Bild 102-10944 / CC-BY-SA 3.0

La narratrice est consumée par une attente et une tension brûlante, qui lui apportent également un bonheur croissant. Son amour pour Ena transfigure son quotidien et les paysages qui l’entourent. À la fois distraite et bien plus présente au monde, elle est habitée par une « monstrueuse plénitude » (p.44) qui donne un nouvel éclat au moindre de ses faits et gestes, mais aussi aux rayons du soleil, au bleu du ciel et à la blancheur des champs de neige. Annemarie, qui a déjà employé l’image d’une « amitié incandescente » pour qualifier les sentiments qu’elle porte aux femmes dans une lettre à son ami, le pasteur Ernst Merz, associe souvent l’amour à un sentiment fiévreux, brûlant et éclatant.

À l’hôtel, la narratrice fait la connaissance d’une femme plus âgée, Anna Barnowska, qu’elle juge d’abord d’une « laideur singulière » (p.48), mais qui la conquiert très vite par son esprit et sa conversation spirituelle. Dans un premier temps, la narratrice refuse les avances d’Anna, puis accepte finalement de se rendre dans sa chambre. La discussion, qui sert aux deux femmes à se jauger et à tenter de prendre l’ascendant l’une sur l’autre, bascule lorsque Anna aborde le sujet d’Ena Bernstein. Anna révèle avoir été brièvement son amante et avoir compris, grâce à cette liaison, qu’elle aimait les femmes. Son récit fait comprendre à la narratrice qu’Anna a expérimenté exactement la même chose qu’elle lors de sa rencontre avec Ena : ce sentiment de reconnaissance muette, de désir et de fatalité qui n’était donc pas un mirage. Cette prise de conscience est un second déclic qui pousse la narratrice à embrasser Anna.

Une réaction en chaîne

Tout de suite après cette scène, la narratrice retrouve ses amis et sa famille qui l’accusent soudain d’avoir une liaison avec Li, une jeune femme de son entourage. Ces accusations, étayées par le fait que la narratrice a été vue la veille en compagnie d’Anna – qui semble avoir une tout aussi mauvaise réputation qu’Ena –, la bouleversent, la jettent dans l’angoisse et lui font perdre toute confiance en elle. Elle établit aussitôt un lien avec l’expérience qu’elle vient de vivre, réalise qu’elle est prise dans un « filet d’observations et de racontars » (p.60) et tente maladroitement de nier. La nuit suivante, incapable de dormir, elle a une nouvelle révélation et comprend enfin le sens du comportement et des remarques étranges que ne cessent de lui adresser des inconnu·es – pourquoi tant de femmes se retournent sur son passage et cherchent son affection, et pourquoi cet homme russe, qu’elle croise souvent dans l’hôtel, lui a lancé un jour qu’elle serait toujours aimée des femmes. Pour la première fois, elle est saisie par un sentiment de peur en pensant à ses proches avec qui elle ressent désormais une forme de distance. À l’approche du matin, elle retrouve un apaisement en imaginant une figure féminine consolatrice, qui lui apparait dans le sillage du souvenir de l’amour maternel. Elle rêve à la venue d’une femme, synonyme d’apaisement, de consolation, de beauté, qui repousse « les limites du merveilleux » (p.64). Elle est alors saisie par la pensée d’Ena et prend la résolution de surmonter ses peurs et d’aller à sa rencontre.

Saint-Moritz la nuit, décembre 1928. Source : Gallica

Le lendemain soir, tandis que la narratrice attend Ena dans le hall, elle se surprend à craindre de croiser des personnes connues parmi les clients de l’hôtel, de peur, peut-être, d’être démasquée. Son regard sur cette petite société, privilégiée et insouciante, a changé, réveillant en elle « cette vieille haine de toute cette satisfaction » (p.66). Elle est détournée d’Ena par un appel téléphonique de son père qui souhaite qu’elle quitte l’hôtel le surlendemain. La narratrice ressent une profonde tristesse à cette idée, mais cède aux désirs de son père sans aucune protestation. Puis elle trouve le courage d’aller au-devant d’Ena et de monter dans sa chambre.

Le récit s’interrompt à nouveau sur quelques pages de notes présentées par la narratrice comme une sorte d’extrait de journal intime dans lequel elle a griffonné ses impressions à la suite de cette « première nuit » (s’agit-il d’une première nuit avec Ena ?). Elle y parle d’un terrible sentiment d’angoisse, mais aussi de sa résolution à l’affronter avec courage et de la nécessité de se tourner vers une lumière intérieure pour y puiser des forces.

Je n’ai rien su de cette angoisse qui m’a de nouveau saisie – c’est comme une douleur à laquelle on ne peut croire, et on l’accueille en souriant, mais soudain elle croît et devient insupportable, et l’on continue de sourire, mais le sourire nous défigure – mon Dieu, on ne me croira pas, que j’étais sérieuse et que hier encore j’étais convaincue par mes propres mots – comment pourrais-je expliquer que cela s’est jeté sur moi telle une maladie ?

« Voir une femme », écrit par Annemarie Schwarzenbach, introduction de Étienne Barilier, postface d’Alexis Schwarzenbach, éd Metropolis, 2008, p.71

Le récit reprend l’hiver suivant, à la faveur d’un nouveau séjour à l’hôtel où la narratrice espère bien recroiser Ena qu’elle n’a pas revue, mais à qui elle n’a cessé de penser. La perspective d’une nouvelle rencontre suscite chez elle joie, espoir et angoisse. Dans un moment de lucidité, face aux paysages de l’Engadine qui lui sont si familiers, elle parvient à articuler ses émotions contradictoires et s’autorise à vivre son histoire d’amour avec Ena, malgré la peur et les interdits.

Je tentai de rassembler mes idées, d’y trouver une explication de mon comportement, l’angoisse de la nuit précédente revint à nouveau, et je ne savais pas si c’était la détresse d’une conscience harcelée ou l’impuissance en face de ce mal, de cette force, qui faisait ma nostalgie – je répétais les mots : « un mal, une force », et cela me parut dépourvu de sens – et je continuai : « qui est ma nostalgie », et dans cette formule, il y eut la douceur et la peine de cet instant, unies à la tension presque insupportable de ce qui venait. Le paysage m’était familier, je me sentais liée à lui, et je prêtais l’oreille : nulle sécurité ne voulait-elle en surgir, et parce que j’étais néanmoins heureuse (quelque part en moi, l’angoisse n’avait pas trouvé d’accès) je dis ainsi que j’avais un droit, oh certainement, un droit à la nostalgie et un droit à la suivre… mais avoir un droit, c’était si insensé, cela m’apparut même ridicule, et je fus honteuse étrangement.

« Voir une femme », écrit par Annemarie Schwarzenbach, introduction de Étienne Barilier, postface d’Alexis Schwarzenbach, éd Metropolis, 2008, p 81-82

Toujours entourée de ses proches, la narratrice profite d’un moment où elle est laissée seule à l’hôtel. Elle a désormais intégré le fait qu’elle doit agir discrètement, en secret, mais aussi le sentiment d’être surveillée. Dans une scène qui répète le schéma de leur première rencontre, elle tombe à nouveau sur Ena dans le hall, sous le regard suspicieux d’une tablée de vieilles dames. Entre résolution et passivité, la narratrice se laisse entraîner par Ena dans l’ascenseur, puis dans sa chambre.

La « Nouvelle Lyrique »

« Nouvelle lyrique », est le second ouvrage publié par Annemarie, après « Les amis de Bernhard » (1931). Ce texte raconte l’errance d’un jeune homme, issu d’un milieu privilégié, qui s’est exilé dans une petite ville après une histoire d’amour avortée avec une chanteuse de cabaret prénommée Sybille. Pour augmenter ses chances d’être publiée, ou peut-être pour ne pas choquer son entourage, Annemarie a visiblement transformé une histoire d’amour impossible entre deux femmes en une liaison hétérosexuelle contrariée. Pour un·e lecteurice d’aujourd’hui, cette transposition fait perdre beaucoup de force et d’intensité dramatique au récit, et il lui sera plus difficile de s’émouvoir des états d’âme du protagoniste qui semble renoncer à la femme qu’il aime sans beaucoup lutter, à cause d’un manque de courage et de confiance en lui. L’allusion du narrateur au roman « l’Immoraliste », de Gide, pourrait cependant indiquer qu’Annemarie ne cherchait pas particulièrement à susciter de l’empathie à l’égard de son protagoniste, malgré les appels à l’indulgence lancés par celui-ci au tout début de son récit. Peut-être s’est-elle employée avant tout à mettre en scène un dilemme entre les valeurs morales du narrateur, ce qu’il pense être son devoir, et ses aspirations individuelles.

Ici, sur les terres, je comprends l’Immoraliste de Gide et je lui suis apparenté, chargé du même péché, livré à une liberté ennemie, imaginaire et vaine,

« Nouvelle lyrique », écrit par Annemarie Schwarzenbach, éditions Verdier, 2016, postface de Jean-Yves Masson, p.16

Si Annemarie ne cherche peut-être pas particulièrement à susciter de l’empathie pour son protagoniste, c’est parce qu’elle-même n’est pas certaine de la mériter. Dans ses textes, elle n’embellit ni ses émotions ni ses actes, n’hésitant pas à révéler par moment ce qu’elle juge être un manque de courage ou une faiblesse de caractère. Elle lutte également toujours avec l’idée que l’homosexualité serait fondamentalement un péché, qui lui occasionne un sentiment de culpabilité et qui mine sa capacité à agir. La timide revendication d’un « droit à la nostalgie », c’est-à-dire à l’amour, qu’elle ne pouvait exprimer dans « Voir une femme » sans éprouver une gêne et une honte, ne s’est pas du tout renforcée, bien au contraire. Annemarie n’ose pas complètement enfreindre la morale et les interdits sociaux, cet « ordre étroit, mais nécessaire » qui lui a été inculqué par son éducation et sa foi religieuse.

Des mondes séparés

Le narrateur de la « Nouvelle lyrique » est très amoureux de Sybille qui semble éprouver de l’affection à son égard, sans pour autant consentir à avoir une liaison avec lui. Il faut dire que l’existence de Sybille est un petit peu plus compliquée que celle du narrateur, un fils de bonne famille au portefeuille toujours plein, qui partage son existence entre ses études et un cercle amical distingué dont les membres semblent tous se fréquenter, mais aussi fréquenter ses parents. Sybille vit dans un monde beaucoup plus dangereux, dont il ne connaît rien : celui des cabarets et de la pègre. Le narrateur finit par apprendre que Sybille est au milieu d’un conflit pour la garde d’un orphelin qui va lui être enlevée au profit d’un oncle de l’enfant, désigné comme tuteur par un tribunal. Il pourrait se saisir de cette situation pour renforcer ses liens avec Sybille en lui venant en aide, mais cela exigerait de lui des décisions radicales et une prise de risque qui bouleverseraient son existence. Il s’en révèle incapable et choisit la fuite, avant de reprendre la voie qui lui était toute tracée : une carrière dans la diplomatie.

Cabaret berlinois « Le Kakadu » (1919-1937), 1935. Photo de Willem van de Poll, (CC BY-SA 3.0)

Dans sa « Nouvelle lyrique », Annemarie a remplacé l’homosexualité par une transgression qui lui semblait équivalente. En fréquentant une chanteuse de cabaret, le narrateur trahit les valeurs de sa classe sociale et déçoit également les espoirs que sa famille a placés en lui. Ce conflit moral, dont les effets se font ressentir jusque dans son corps, en proie à une mystérieuse maladie, avait une réalité dans le milieu social d’Annemarie à son époque, mais semble un peu brumeux aux yeux des lecteurices d’aujourd’hui. La « Nouvelle lyrique » contient cependant des indices très intéressants sur son état d’esprit. Publiée en 1933, mais écrite en 1931, elle se situe deux ans à peine après la rédaction de « Voir une femme », dont elle semble être une sorte de pendant désenchanté. 

L’impasse

Le narrateur s’est retranché dans une petite ville dont on ignore le nom, afin de fuir son échec, ses sentiments, mais aussi ses proches. Ces derniers adoptent une stratégie particulière pour l’encourager à renoncer à Sybille. Au lieu de s’emporter, ils ne cessent de l’infantiliser, de le culpabiliser et de le dénigrer. Ses sentiments amoureux pour Sybille sont jugés ridicules et inconvenants – des enfantillages qui ne sont pas sérieux et encore moins dignes. Parallèlement à cette humiliation permanente, ses proches prennent des décisions à sa place, sans le consulter, comme son ami Magnus qui s’entête à lui obtenir des invitations chez un ambassadeur auprès de qui il pourrait établir des contacts professionnels et lancer sa carrière.  

Le narrateur ressent cruellement qu’il n’est pas pris au sérieux, y compris par Sybille, qui n’a pas grand espoir en sa capacité à lui venir en aide et qui refuse probablement d’avoir une liaison avec lui pour le protéger.

Le narrateur se terre dans une petite ville, sans doute choisie au hasard, afin de se faire oublier – ou peut-être parce qu’il n’a nulle part où aller. Désœuvré, il déambule dans la campagne environnante ou traîne dans un café où il s’efforce d’écrire son histoire, probablement en vain. Le voyage intérieur effectué par la narratrice de « Voir une femme », qui débouchait sur une profonde transformation et une affirmation de soi, est devenu une errance sans but. De la même manière, les panoramas familiers, aimés, de l’Engadine ont cédé la place à des paysages inconnus, parfois inquiétants, dans lequel le narrateur est un éternel étranger. Il explore ainsi les lieux et étudie ses habitants avec un mélange d’attention et de curiosité très similaire à l’attitude qu’adoptera plus tard Annemarie dans ses reportages.

Je vais comme un étranger à travers les champs, et je ne suis que toléré

« Nouvelle lyrique », écrit par Annemarie Schwarzenbach, éditions Verdier, 2016, postface de Jean-Yves Masson, p.16

Le reste du temps, le narrateur est cloué au lit par de mystérieuses fièvres qui lui donnent d’affreuses migraines et l’empêchent d’écrire. La tension amoureuse brûlante et les émotions éclatantes ressenties par la narratrice de « Voir une femme » se sont transformées en une véritable maladie, qui rend faible et misérable. Les accès de fièvre dont est victime le narrateur pourraient également symboliser les conséquences d’une dépression, présentée dans « Voir une femme » comme une souffrance soudaine qui saisit la narratrice et s’abat sur elle telle une maladie. Ils pourraient enfin évoquer les effets de la prise de drogue et du manque, d’autant plus qu’ils alternent avec des visions quelque peu hallucinées de la campagne. Mais la « Nouvelle lyrique » aurait été écrite en 1931, alors qu’Annemarie n’aurait commencé à consommer de la morphine qu’à partir d’octobre 1932.

L’espoir né de la révélation de « Voir une femme » s’est en tout cas éteint, remplacé par l’amertume et l’impuissance. Le narrateur admet une forme de défaite : il n’a pas assez de forces mentales et physiques pour se révolter. Il se sent profondément inadéquat et privé de racines. Il tire de sa malheureuse histoire d’amour pour Sybille des conclusions radicales : la communication avec l’autre est impossible, la liberté est illusoire, et l’amour est aussi dangereux que cette course en voiture effectuée en compagnie de Sybille, en pleine nuit, au cours de laquelle ils manquent plusieurs fois d’avoir un accident.

Jeté sur les routes, il ne reste plus au narrateur, comme unique perspective, qu’une errance sans fin.

Si j’étais un vagabond, je pourrais toujours faire ce qui me vient à l’esprit, sans avoir à rendre de compte. Pas même à moi, car que suis-je, à part une âme errante ? Je n’arrive pas à saisir la vie, pas même les connexions les plus simples, et pourtant je suis responsable de mes erreurs.

« Nouvelle lyrique », écrit par Annemarie Schwarzenbach, éditions Verdier, 2016, postface de Jean-Yves Masson, p.77

A suivre !

Image d’illustration de l’article : Engadine, photo d’Annemarie Schwarzenbach. Bibliothèque nationale suisse, SLA-Schwarzenbach-A-5-08/003


  1. « Voir une femme », écrit par Annemarie Schwarzenbach, introduction de Étienne Barilier, postface d’Alexis Schwarzenbach, éd Metropolis, 2008, p.89 []
  2. « Une femme m’apparut… », de Renée Vivien, éd A. Lemerre, 1904 []
  3. « Nouvelle lyrique », écrit par Annemarie Schwarzenbach, éditions Verdier, 2016, postface de Jean-Yves Masson []
  4. « Nouvelle lyrique », écrit par Annemarie Schwarzenbach, éditions Verdier, 2016, postface de Jean-Yves Masson, p.13 []
  5. « Nouvelle lyrique », écrit par Annemarie Schwarzenbach, éditions Verdier, 2016, postface de Jean-Yves Masson, p.48 []
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