Annemarie Schwarzenbach est née en 1908, à Zurich, dans une richissime famille d’industriels de la soie. C’est son grand-père paternel, Robert Schwarzenbach, qui a transformé la fabrique de soierie familiale, fondée en 1852, en un véritable empire industriel. En 1904, au moment des fiançailles des parents d’Annemarie, l’entreprise Robert Schwarzenbach & Co emploie plus de 10 000 employés et possède des filiales en Italie, en France, en Allemagne et aux États-Unis.1. Le père d’Annemarie, Alfred, a hérité de la firme avec ses deux frères, à la mort de son père, quelques mois à peine après son mariage.
La famille de la mère d’Annemarie, Renée Wille, a de nombreux et profonds liens avec l’Allemagne, qui expliqueront en partie leurs opinions et leurs engagements politiques dans la première moitié du XXe siècle. Clara von Bismarck, la grand-mère maternelle d’Annemarie, est née en Allemagne, à Constance. Son propre père, Friedrich Wilhem, est un officier de cavalerie, nommé comte de Bismarck par le roi du Wurtemberg en récompense de ses succès militaires. Clara peut aussi s’enorgueillir d’être une lointaine cousine du « chancelier de fer », Otto von Bismarck. Son époux, Ulrich Wille, est également militaire de carrière, issu d’une famille suisse émigrée en Allemagne au XVIIIe siècle, mais revenue s’installer en Suisse après la révolution allemande de 1848. En 1914, Ulrich sera nommé général et dirigera les troupes suisses pendant la Première Guerre mondiale.
La demeure familiale de Bocken
Alfred et Renée Schwarzenbach habitent Zurich pendant leurs huit premières années de mariage. À sa naissance, Annemarie a un frère et une sœur aînés : Robert-Ulrich, surnommé Robuli, et Suzanne. Elle aura plus tard deux frères cadets : Alfred et Hans. En 1912, ses parents déménagent à la campagne, à une vingtaine de kilomètres de Zurich, où ils ont acheté une grande propriété, le domaine de Bocken, qui se compose d’une imposante bâtisse de quatre étages, de plusieurs annexes, d’un parc et d’écuries. Alfred fait rénover la demeure familiale, désormais dotée de tout le confort moderne : chauffage central, électricité, ligne téléphonique et salles de bains. Il acquiert également les terrains voisins où il développe une véritable exploitation agricole, aux installations de pointe. Annemarie grandira dans ce décor luxueux et bucolique, qui offre des points de vue sur les montagnes et le lac de Zurich. Sportive, elle fait preuve d’un caractère affirmé et aime mesurer son courage aux petits défis de l’enfance. Bocken, avec son parc, sa ferme et sa campagne environnante, constitue un immense terrain de jeu dans lequel elle peut se dépenser à sa guise.
Alfred est un homme au caractère conciliant et calme, qui se montre attentionné à l’égard de ses enfants. Il leur fait construire un petit pavillon qui leur est réservé et les emmène dans de grandes promenades autour du domaine ou au bord du lac de Zurich. Renée est de son côté passionnée par les chevaux – c’est une excellente cavalière qui participe, parfois victorieusement, à des concours hippiques –, la musique et la photographie qu’elle pratique depuis l’adolescence. Elle documentera inlassablement la vie familiale des Schwarzenbach grâce des milliers de photos soigneusement conservées et classées dans des albums. Elle deviendra aussi, à partir de 1928, la première Suissesse à posséder une caméra 16 mm, et tournera de nombreux films qui nous ont laissé quelques images fugitives d’Annemarie, facilement trouvables sur Internet. Entre 1920 et 1926, elle occupe les fonctions de vice-présidente d’un éphémère festival de musique classique à Zurich et continuera ensuite d’organiser à Bocken des réceptions et des manifestations musicales et culturelles où seront invités des musiciens, des chefs d’orchestre et des compositeurs célèbres, dont Richard Strauss et Richard Wagner. Annemarie partagera la passion de Renée pour la musique et deviendra une pianiste accomplie, au point d’envisager un temps une carrière de concertiste. Elle pratiquera également l’équitation, surtout pour faire plaisir à Renée, mais sans jamais parvenir, malgré ses efforts, à satisfaire les ambitions maternelles.
La face cachée de Renée Schwarzenbach
Cette image respectable et lisse d’une famille de la haute société suisse dissimule une réalité moins reluisante, due à la personnalité autoritaire de Renée Schwarzenbach. Décrite durant son enfance comme rebelle, impulsive et entêtée, Renée a toujours eu un caractère bien trempé, qui deviendra, au fil des années, de plus en plus tyrannique. Cédant à des « lubies » et des crises de colère, elle se montre injuste, hargneuse et, de son propre aveu, « détestable »2. Tout l’entourage de Renée subit ses foudres, mais ce sont ses enfants qui en souffrent le plus. Une fois passé le stade de la petite enfance, où Renée a su faire preuve de tendresse à leur égard, ils endurent constamment des remarques blessantes, une sévérité excessive et des comportements abusifs. Un ancien employé des Schwarzenbach témoigna en 1987 que Renée « réprimandait ses enfants avec une horrible dureté, en recourant aux punitions physiques et psychiques »3. Chacun à leur façon, ses enfants s’efforcent de se soustraire à son emprise. La sœur aînée d’Annemarie, Suzanne, cible de critiques incessantes, quitte Bocken le plus tôt possible, pour suivre des études d’agronomie à Munich. À l’âge de 19 ans, elle épouse un ingénieur suédois et s’installe avec lui près de Stockholm. Renée n’en continuera pas moins à la terroriser et à lui envoyer des lettres incendiaires que Suzanne n’osera parfois même pas ouvrir.4.
Avec Annemarie, Renée se comportera toujours de façon ambivalente, alternant affection étouffante, brimades et marques d’hostilité, comme en témoigne ce surnom de « petit nain » dont elle l’affuble à partir de l’adolescence. Renée semble tout d’abord lui préférer ses frères, ce qui suscite d’ailleurs la jalousie d’Annemarie qui comprend très vite que les garçons sont bien plus favorisés et appréciés que les filles. Contrairement à Suzanne, Annemarie ne bénéficiera pas d’une scolarité normale qui lui aurait offert une échappatoire. Dès ses sept ans, elle est retirée de l’école par Renée, sous prétexte de soucis de santé, et prendra des leçons particulières à Bocken jusqu’à ses quinze ans. Elle trouve un refuge et un exutoire dans la pratique de la musique, puis dans celle de l’écriture qui lui permet d’exprimer ses émotions. Renée voit cette activité d’un très mauvais œil, puisqu’elle constitue une sorte de jardin secret qui lui échappe totalement. Le contrôle semble être le maître mot de la relation entre Renée et Annemarie, qui s’envenime à mesure que la petite fille grandit, se révolte et cherche à s’émanciper.
Pour comprendre toute la complexité des conflits, ouverts ou latents, qui opposeront les deux femmes, il faut s’attarder sur la personnalité complexe de Renée, qui s’est manifestée dès son enfance.
Une personnalité difficile
Ulrich Wille, le père de Renée, est nommé chef instructeur de cavalerie le jour de sa naissance. À l’orée du XXe siècle, les grands changements qui traversent les sociétés européennes concernent aussi le domaine militaire. La modernisation, l’industrialisation du matériel et des méthodes s’accélère, et il devient évident que ces transformations joueront un rôle déterminant dans les futures guerres. Ulrich, grand admirateur des succès prussiens lors des derniers conflits européens, prêche pour une réforme de l’armée suisse (qui est une armée de milice, c’est-à-dire de citoyens-soldats) par un renforcement de la formation et de la discipline. Autorité, fermeté, virilisme : avec un tel programme, on pourrait imaginer qu’Ulrich aurait imposé à ses enfants une éducation stricte et sévère, mais ce n’est pas vraiment ce qui transparait dans le livre écrit par Alexis Schwarzenbach sur sa famille. Si Ulrich encourage constamment sa fille à amender son caractère et à se résoudre à la soumission et à l’obéissance – censée lui apporter paradoxalement une forme de liberté grâce au contrôle qu’elle serait en mesure d’exercer sur elle-même –, Renée ne semble pas avoir rencontré d’opposition véritable durant son enfance. Son caractère, jugé difficile, est critiqué, mais rien n’est mis en œuvre pour briser ses élans ou sa personnalité, en tout cas rien de comparable au traitement que Renée aura infligé à ses propres enfants. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas confrontée, dans son quotidien, à une violence sous-jacente, présente notamment dans la personnalité de son père qui écrit un jour à sa sœur cette phrase inquiétante : « Dans les moments où vous m’êtes particulièrement chères, mes filles, si je vous dis que je voudrais vous tuer dans votre sommeil, quand vous n’en sauriez rien ni ne sentiriez rien – c’est parce que la vie des humains ne leur apporte jamais ce bonheur plein et entier auquel ils semblent avoir droit (…) »5.
Les valeurs portées par le cercle familial de Renée, et tout particulièrement son père, infusent et se mêlent à sa propre personnalité. Fascinée par le folklore militaire, elle s’invente un alter ego masculin, le lieutenant de cavalerie Franz Wille. Elle aime les uniformes, les chevaux, les manœuvres qu’elle considère comme un divertissement et qu’elle suit à vélo, puis à cheval, en compagnie de son père. Elle se montre peu motivée par les études et semble de toute façon avoir reçu une éducation assez médiocre, représentative de l’enseignement alors dispensé aux filles, vouées avant tout au mariage et à la maternité. Malgré les cours de piano, de langues étrangères et l’accès aux sorties culturelles, son univers parait très étriqué. Intellectuellement, elle n’est guère sollicitée et évolue dans un environnement privilégié, coupé de toute réalité. En résumé, Renée sait peu de choses, mais aura toujours de grandes et fermes certitudes. Le monde dans lequel elle a grandi, simple et bien ordonné, repose sur le principe d’une hiérarchie immuable entre les êtres : les officiers dirigent les simples soldats, les hommes gouvernent les femmes, et les maîtres dominent les serviteurs… C’est à cette condition qu’une société, où chacun obéit aux ordres et endosse son rôle, peut fonctionner harmonieusement.
Des liaisons lesbiennes plus ou moins secrètes
À treize ans, Renée tombe amoureuse d’un officier de vingt-sept ans qui ne parait pas avoir beaucoup plus de réalité à ses yeux que les images de cavaliers et de cavalières qu’elle collectionne dans des albums. Ses sentiments amoureux, teintés de romantisme mièvre – représentatif sans doute, des modèles proposés aux jeunes filles de son époque –, se fixent ensuite sur des jeunes femmes de son entourage. Auprès d’elles, Renée se montre entreprenante et très insistante, les inondant de lettres et de déclaration enflammées, quémandant le droit de leur faire un baisemain pour leur témoigner son affection. Elle fait preuve à leur égard d’une franchise surprenante, même si elle ne comprend peut-être pas la portée et le caractère transgressif de ses déclarations. Elle n’exprime aucune surprise, peur ou honte à l’idée de tomber amoureuse d’autres femmes, et se confie tout aussi ouvertement à sa sœur, ce qui tend à prouver qu’elle était très peu surveillée et/ou réprimée par sa famille. Renée entretiendra ainsi, avec plusieurs femmes, de véritables liaisons qu’elle ne qualifie jamais d’homosexuelles ou de lesbiennes et qui ne constituent à ses yeux aucun problème ou obstacle. Son objectif reste clair : se marier, comme toutes les femmes de son entourage. En 1903, elle rencontre son futur mari, Alfred Schwarzenbach, à qui elle écrit : « au fond, à l’intérieur de moi, je suis très féminine – pas une de ces modernes femmes de tête, ou de ces sportives ou je ne sais quoi – j’aurais peut-être pu le devenir, pour mon malheur, mais je n’y aurais pas trouvé de satisfaction véritable »6.
Les premières années de mariage d’Alfred et Renée sont tout à fait heureuses, et les deux jeunes époux s’échangent des lettres pleines d’affection et de tendres promesses pour l’avenir. Ce qui n’empêche pas Renée de chercher aussitôt, sans grand succès d’ailleurs, à nouer de nouvelles amitiés féminines dans son entourage, avec le même esprit volontaire qu’auparavant et l’espoir évident d’entretenir de nouvelles relations amoureuses. En 1912, après une liaison assez longue avec une chanteuse du théâtre municipal de Zurich, elle rencontre et tombe follement amoureuse d’une jeune cantatrice allemande de 24 ans, Emmy Krüger, qui vient de débuter sa carrière. Après des débuts laborieux – car Renée est en compétition avec une rivale qui partage la vie d’Emmy –, les deux femmes entament une relation amoureuse qui durera quarante ans. Alfred est tout à fait au courant de cette liaison, dont il s’accommode parfaitement. Il accueille Emmy à Bocken où la cantatrice dispose de sa propre chambre, part en voyage avec son épouse et l’amante de celle-ci, joue même parfois les négociateurs. Emmy fréquente leurs cinq enfants qui lui vouent une véritable adoration. Les raisons de cette grande tolérance de la part d’un homme de cette époque demeurent inconnues, puisqu’on sait finalement très peu de choses sur Alfred, à part qu’il souffrait d’une malformation cardiaque et qu’il a grandi sous le joug d’un père ultraconservateur, irascible et brutal avec sa famille. À l’occasion du Festival de Bayreuth, où Emmy Krüger se produit à de nombreuses reprises entre 1921 et 1930, Renée et Emmy rencontrent et se lient d’amitié avec deux autres couples lesbiens : la chanteuse Emmi Leisner et Marke Rasmussen, ainsi que la soprano Luise Reuss-Belce et la compositrice Evelyn Faltis7.
Puisque Renée, attirée par les femmes depuis l’adolescence, a vécu presque ouvertement, durant des décennies, son histoire d’amour lesbienne, fréquentant même occasionnellement d’autres couples de femmes, on aurait pu penser que l’homosexualité d’Annemarie aurait été facilement acceptée par sa famille. Bien au contraire, son lesbianisme et la façon dont elle entendait le vivre furent un sujet de discorde constant et primordial entre Annemarie et sa mère.
Une guerre souterraine
Le fait qu’Annemarie était, tout comme Renée, homosexuelle, a donné lieu à des interprétations d’inspiration freudienne, vaseuses et lesbophobes. De petits indices nous laissent penser que Renée a compris que sa fille était lesbienne bien avant qu’Annemarie en soit elle-même consciente. Annemarie est une enfant sportive, qui aime porter, comme ses frères, ces culottes de cuir typiquement allemandes que sa mère lui a rapportées de Bavière. Elle s’invente elle aussi un alter ego masculin, prénommé « Fritz » ou « Paul Otto »8. Dès l’enfance, elle est fascinée, sans doute troublée, par la compagnie des femmes adultes que sa mère reçoit à Bocken :
Autrefois, quand j’étais encore toute petite, des femmes très belles venaient en visite à la maison. (…) Quand je venais leur dire bonjour, elles m’attiraient contre elles et me caressaient. Leurs mains blanches sentaient bon – un parfum doux et délicat qui persistait encore quelque temps dans ma chambre d’enfant (…) Plus tard (…) il n’y avait qu’une femme que je trouvais belle (…) Cette femme me caressait aussi, m’attirait contre elle et me regardait dans les yeux. Et comme j’étais plus grande, j’avais le droit de rester, et je restais près d’elle qui me tenait parfois la main tout en bavardant avec d’autres visiteurs. Mais elle se tournait toujours vers moi, me parlait et souriait tout en caressant mes cheveux. Je rougissais et regardais maman qui m’appelait et m’envoyait faire quelque chose en dehors de la pièce. Je trouvais que c’était injuste, et je pleurais en cachette. Chaque fois que je rencontrais de belles femmes, c’était le début de l’injustice et des interdits.
Extrait de « Nouvelle Parisienne II », 1929, cité dans « Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe », écrit par Dominique Laure Miermont, éd Payot, 2004, p.33
Durant l’enfance d’Annemarie, Renée se montre tout à fait tolérante. Elle photographie volontiers sa fille, qu’elle traite comme son petit « page », dans des costumes masculins : matelot, soldat, berger, ou le personnage de l’opéra « Le Chevalier à la rose ». Mais dès l’adolescence d’Annemarie, Renée se braque. Sa façon de réagir face à l’homosexualité de sa fille – un mélange de jalousie, de fascination et de répulsion – est empreinte d’une lesbophobie internalisée, mais s’explique aussi par la façon dont Annemarie entendait vivre son lesbianisme, en rupture totale avec les choix et les principes de sa mère. D’une façon presque naturelle, Renée a trouvé un compromis qui lui permettait, grâce à une dose conséquente de déni et d’hypocrisie, de vivre ses histoires d’amour avec d’autres femmes sans pour autant bouleverser l’ordre du monde tel qu’elle le comprenait. Mariée, mère de cinq enfants, figure respectable de la bonne société suisse, elle n’entendait contester ni la moralité, ni les règles de son milieu, ni les hiérarchies entre les êtres qui lui semblaient naturelles, bonnes et souhaitables. Annemarie refusera en bloc les compromis, mais aussi les conceptions politiques de sa mère. Il est facile d’oublier, puisqu’Annemarie est née il y a plus d’un siècle, qu’elle incarnait alors une nouvelle génération, qui voulait rompre avec les façons de vivre et de penser de ses aînés.
La fin de l’isolement
En 1923, Annemarie est autorisée à suivre des cours à l’école privée Götz-Azzolini, à Zurich, où elle peut enfin commencer à se libérer de la tutelle de sa mère. Cette timide émancipation occasionne très vite les premiers conflits avec ses proches. En 1925, à la suite d’une crise familiale, apparemment provoquée par ses sentiments amoureux à l’égard d’une autre femme, dont l’identité n’est pas connue, Annemarie est envoyée pendant deux ans dans un pensionnat pour jeunes filles situé à Fetan, le « Hochalpines Töchterinstitut », où elle terminera ses études secondaires. Un an plus tôt, elle a adhéré à un mouvement de jeunesse né en Allemagne, le Wandervogel9 (« l’oiseau de passage »), animé par un idéal romantique de retour à la nature, loin des grands centres urbains industrialisés, mais aussi par le rejet des figures d’autorité traditionnelles, des carcans familiaux et éducatifs. Le choix de ce mouvement de jeunesse, aux valeurs très éloignées de l’extrême conservatisme de sa famille, peut déjà être interprété comme une décision audacieuse, en rupture avec ses proches.
Cette expérience permet à Annemarie de faire ses premières armes en tant qu’autrice et de publier ses premiers articles dans la revue du Wandervogel. C’est également grâce à ce mouvement de jeunesse qu’Annemarie rencontre le pasteur Ernst Merz qui devient un ami et un confident. Les lettres d’Annemarie à Ernst Merz nous donnent un aperçu de son état d’esprit et des tourments qu’elle endure à la fin de son adolescence. La découverte de son homosexualité, déjà source de conflits avec Renée, engendre aussi un lourd sentiment de culpabilité en lien avec sa foi religieuse. La notion d’une faute morale, la peur de commettre un péché et la question du salut reviendront très souvent dans son œuvre. Quinze ans plus tard, dans son livre « Les quarante colonnes du souvenir », Annemarie semble toujours se débattre entre deux élans contradictoires : l’affirmation de soi et un sentiment de culpabilité : « Peut-être me prépare-t-on un terrible purgatoire, – tant pis ! Je nie le péché. Je nie, je nie ! »10
En 1928, à l’âge de vingt ans, Annemarie exprime très clairement, dans une lettre à Ernst Merz, son attirance pour les femmes et sa conscience de la réprobation de la société vis-à-vis de l’homosexualité :
En outre, ce que tu appelais, dans une de tes lettres, le monde des lesbiennes, est si mal vu ! J’ai lu quelque part que pour les gens cela signifie scandale, vice clandestin, qui salit et déshonore. « Pas naturel ». Comme je sais que tu ne penses pas ainsi, je peux te dire qu’une inclination forte et intense, une amitié incandescente, toutes les jeunes forces qui brûlent en moi, je ne les ai jamais éprouvées que vis-à-vis d’une femme, et que je ne peux aimer, avec une vraie passion, que les femmes. À l’égard des garçons et des hommes, je connais la camaraderie et la confiance, c’est avec eux seuls que je voudrais travailler, mais dès que je sens qu’ils m’approchent en tant que « femme », ils me rebutent jusqu’au dégoût. C’est peut-être mal et contre nature, c’est pourtant ma nature à moi.
« Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p.172
Un jeu de miroir
Annemarie est tout à fait consciente que Renée partage son attirance pour les femmes : « Chacune de mes émotions, elle les connait comme les siennes propres, sauf qu’elle ne les a jamais vécues à fond. (…) Elle m’a très tôt tenue pour une « lesbienne ».11.
Cette étrange accusation lancée par Renée à sa fille révèle la nature exacte du conflit qui l’opposera constamment à Annemarie. Aux yeux de Renée, être « lesbienne » recouvre une tout autre réalité qu’entretenir des liaisons amoureuses avec d’autres femmes, et même vivre une passion de quarante ans avec l’une d’entre elles. Être lesbienne, c’est transgresser les lois de la société, refuser d’assumer le rôle dévolu aux femmes, centré autour du mariage et de la maternité, et donc être condamnée à la marginalité, avec son cortège de vices fantasmés.
Emmy Krüger, l’amante de Renée, semble avoir elle aussi perçu l’homosexualité d’Annemarie dès son adolescence, ce qui provoque chez elle une réaction encore plus violente et épidermique que celle de Renée. Égocentrique à tendance mythomane, antisémite obsessionnelle, elle voue aussitôt à Annemarie une inimitié tout à fait injustifiée qui ne peut trouver sa source que dans une lesbophobie internalisée. Car Emmy est empêtrée dans un déni encore plus puissant que celui de Renée, allant jusqu’à dissimuler l’identité de celle-ci dans son journal intime et s’inventer toutes sortes d’amants imaginaires12. Elle deviendra une ennemie intime d’Annemarie, encourageant inlassablement Renée et Alfred à prendre des mesures drastiques pour « corriger » le comportement de leur fille. Elle est peut-être la première personne à associer l’homosexualité d’Annemarie à une maladie13 – une idée funeste qui finira par s’imposer dans l’esprit de toute sa famille.
Quel âge avait Annemarie lorsque sa mère a commencé à « l’accuser » d’être lesbienne ? Que comprenait une jeune adolescente, née en 1908 et coupée du monde, de l’homosexualité et de l’homophobie ? Qu’a-t-elle bien pu ressentir lorsque sa mère, qui jusqu’ici semblait l’encourager à exprimer sa « nature à elle », s’est soudain mise à la réprouver tout en continuant à s’accorder des libertés qu’elle refuse catégoriquement à sa fille ? Sans oublier les autres adultes de son entourage qui lui manifestent désormais une hostilité plus ou moins franche et explicite. On peut imaginer que ce revirement a dû provoquer, pêle-mêle, de l’inquiétude, de l’incompréhension, de la culpabilité, la peur de ne plus être aimée, mais aussi un sentiment de révolte et de colère face à une telle injustice.
Au centre de l’attention
Hors du cercle familial, bien d’autres personnes perçoivent instinctivement le lesbianisme d’Annemarie, ce qui lui vaut une attention parfois positive, parfois négative, mais toujours intense. Au pensionnat, elle déclenche les passions et les jalousies parmi ses camarades de classe. En 1927, son baccalauréat en poche, elle s’inscrit à l’université de Zurich où elle attire tous les regards. Annemarie détonne avec sa silhouette longiligne (elle mesure 1m76), sa coupe à la garçonne, son attitude un peu distante et hautaine. Elle dégage une énergie singulière, intrigante, qui bouscule les normes de genre. À l’université, les étudiants masculins éprouvent à son égard un mélange de fascination et de haine, au point de la surnommer entre eux « l’ennemie »14 – quel incroyable aveu ! Annemarie, identifiée plus ou moins consciemment comme lesbienne, est aussitôt désignée par ces jeunes hommes comme une menace et une adversaire à abattre.
En 1928, Annemarie passe une année à Paris où elle suit des cours d’histoire, de philosophie et de psychologie à la Sorbonne15. Elle retournera ensuite poursuivre ses études à Zurich où elle obtiendra un doctorat d’histoire. Son séjour parisien lui laisse une impression mitigée, mais elle y écrit ses premiers textes, d’inspiration autobiographique : « Conversation », et trois « Nouvelles Parisiennes » où elle développe des réflexions sur l’amour, la solitude, la liberté, la condition humaine, la quête de sens et à la difficulté à se connecter profondément aux autres16. Un an plus tard, elle publie sa première nouvelle, intitulée « Erik » dans la « Neue Zürcher Zeitung », puis un essai intitulé « Position de la jeunesse », dans lequel elle exprime pour la première fois publiquement ses opinions politiques, en totale opposition avec celles de sa famille. Elle y prend la défense de la nouvelle génération, à laquelle elle appartient, qui hérite d’un monde complètement bouleversé et déstabilisé par les horreurs de la Première Guerre mondiale, et qui a le devoir de s’affranchir de certaines des valeurs de la société traditionnelle qui ont mené à la catastrophe17. Il faut, écrit-elle « repartir de zéro » ; car sur un ordre mauvais nous ne pouvons rien bâtir de nouveau. Et un ordre qui a pu engendrer la guerre mondiale est mauvais »18.
En 1929, Annemarie écrit également un autre texte, intitulé « Voir une femme »19, dans lequel la jeune narratrice prend conscience de son homosexualité et décrit à quel point cette découverte bouleverse son univers intérieur, mais aussi son rapport au monde et aux autres.
Photo illustrant l’article : Autriche, 1938, photo d’Annemarie Schwarzenbach, Bibliothèque nationale suisse, SLA-Schwarzenbach-A-5-18/035 (détail)
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p.40 [↩]
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p.48 [↩]
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p.101 [↩]
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p. 164-165 [↩]
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p.28 [↩]
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p.46 [↩]
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p. 152-154 [↩]
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p.105), mais contrairement à Renée, elle ne conservera à l’âge adulte aucune fascination pour l’univers militaire et son cérémonial ((Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe », écrit par Dominique Laure Miermont, éd Payot, 2004, p.28 [↩]
- Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe », écrit par Dominique Laure Miermont, éd Payot, 2004, p.40 [↩]
- « Les Quarante Colonnes du souvenir », préface, écrite par Nicole Le Bris, Esperluète Editions, 2008, p.85 [↩]
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p.172 [↩]
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p. 110-111, et p.176 [↩]
- « Maman, tu dois lire mon livre, Annemarie Schwarzenbach, sa mère et sa grand-mère », écrit par Alexis Schwarzenbach, éd. Les éditions Métropolis, 2007, p.173 [↩]
- Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe », écrit par Dominique Laure Miermont, éd Payot, 2004, p.46 [↩]
- Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe », écrit par Dominique Laure Miermont, éd Payot, 2004, p.48 [↩]
- Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe », écrit par Dominique Laure Miermont, éd Payot, 2004, p. 46-51 [↩]
- Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe », écrit par Dominique Laure Miermont, éd Payot, 2004, p. 52-53 [↩]
- Cité dans « Annemarie Schwarzenbach, De monde en monde », reportages, 1934-1942, Introduction de Nicole Le Bris, Arthaud Poche, 2018, p.8 [↩]
- « Voir une femme », écrit par Annemarie Schwarzenbach, éd Metropolis, 2008 [↩]