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Natalie Clifford Barney – Épisode 2 – « American Dream »

Natalie Barney est née le 31 octobre 1876 à Dayton, en Ohio. La modernité de Natalie et sa longue existence qui lui a permis de traverser une bonne partie du XXe siècle peuvent nous faire oublier qu’elle a grandi dans une Amérique dont la colonisation et l’urbanisation n’étaient pas encore achevées. Enfant, Natalie tente de fuguer pour aller à la rencontre des Amérindiens dont elle aperçoit les tentes non loin de la maison de ses parents. Elle est bien vite rattrapée par ses gouvernantes, mais elle se souviendra de cet épisode avec nostalgie. « Je serais devenue une reine de la Prairie », racontait-elle malicieusement à son ami Jean Chalon. « Jean, me voyez-vous en reine de la Prairie ? » 1

Car bien entendu, Natalie s’est toujours imaginée en souveraine et non en captive. Il y a des indices qui ne trompent pas.

Lors de la naissance de Natalie, la guerre de Sécession n’est terminée que depuis une dizaine d’années. L’écrasement des peuples autochtones entre dans sa dernière phase (le massacre de Wounded Knee a lieu en 1890). L’industrialisation du pays bat son plein, l’immigration s’accélère, les villes croissent et se multiplient.

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Les soldats du 7e régiment de cavalerie des EU ouvrent le feu – Massacre de Wounded Knee – 1890 – Illustration de Frederic Remington

Un mythe américain

C’est le grand-père paternel de Natalie, Eliam Eliakim dit « E.E », qui est à l’origine de la fortune familiale des Barney. Issu d’un milieu modeste mais lettré, E.E Barney a été enseignant et directeur d’établissements durant une vingtaine d’années. À la recherche d’une carrière plus lucrative, il crée en 1850, avec son associé Ebenezer Thresher, une usine de wagons de train 2.

À cette date, l’industrie ferroviaire n’est pas encore très développée aux États-Unis. Mais durant la seconde moitié du XIXe siècle, elle connaît un formidable essor. La première ligne transcontinentale construite entre 1863 et 1869 joue un rôle déterminant dans la colonisation et l’industrialisation de la partie ouest du pays. Au niveau local, la création d’un réseau de lignes de chemin de fer accélère et accroît les échanges commerciaux tout en transformant la vie sociale. Bénéficiant de ce contexte très favorable, E.E Barney et son associé se bâtissent en quelques décennies une fortune colossale. Le grand-père de Natalie, un modeste enseignant de grec devenu un riche industriel, incarne le rêve américain, le « self-made man ». Fortune faite, ses héritiers n’auront plus qu’à vivre des intérêts produits par l’énorme capital amassé par E.E Barney.

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« Barney & Smith manufacturing Company », 1891 © The British Library

Le père de Natalie, Albert, est né en 1850. Étudiant brillant, il n’a cependant aucune envie de travailler dans l’usine familiale et préfèrerait mener une vie oisive de « gentleman ». Riche et séduisant, il est le célibataire le plus en vue de Dayton. En 1875, il rencontre sa future femme, Alice Pike.

Alice Pike

Samuel Pike, le père d’Alice, est tout comme E.E Barney un « self-made man ». Né en Allemagne en 1822, il émigre avec sa famille aux États-Unis à l’âge de cinq ans. En 1844, il s’installe à Cincinnati où il rencontre sa future épouse, Ellen Miller, issue d’un milieu social bien plus favorisé. Ambitieux, Samuel fait fortune en distillant et en commercialisant son propre whisky, puis en investissant judicieusement dans l’immobilier et l’hôtellerie 3. En 1851, il est assez riche pour faire construire à Cincinnati un opéra qui sera achevé en 1859. Après la guerre de Sécession, il s’installe avec sa famille à New York où il fait construire un second opéra qui ouvre en 1868. Le « Pike’s Opera House », qui peut accueillir mille huit cents personnes, lui coûte la bagatelle d’un million de dollars (soit un peu plus de dix-neuf millions de dollars actuels) 4.

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Pike’s Opera House / Byron Company (New York, N.Y.) – 1895

Samuel et Ellen ont quatre enfants. Alice, née en 1857, est la cadette. Elle est très proche de son père avec qui elle partage une passion pour la musique, le théâtre et l’opéra. Bilingue en français, Alice aime danser, chanter et jouer du piano. Sociable et tolérante, elle noue facilement et naturellement des amitiés, une aptitude dont héritera plus tard Natalie.

Une débutante en Europe

En 1874, à l’âge de dix-sept ans, Alice rencontre à Londres le journaliste et explorateur Henry Morton Stanley, devenu célèbre pour avoir retrouvé en Tanzanie le docteur David Livingstone disparu depuis 1866 au cours d’une expédition visant à localiser la source du Nil. Âgé de trente-trois ans, Stanley tombe éperdument amoureux d’Alice et se décide en quelques jours à l’épouser.

Lorsqu’il repart pour de nouvelles et dangereuses expéditions sur le continent africain, Stanley fait signer à Alice un document dans lequel elle s’engage à l’épouser à son retour. Stanley écrit à sa jeune fiancée des lettres passionnées, peint « lady Alice » sur la proue de son bateau, baptise des cascades « Rapides Alice » et noircit des pages entières à son sujet dans son journal intime. Naïve et inexpérimentée, Alice a été flattée par les attentions de cet illustre soupirant. Mais à son retour aux États-Unis, elle oublie assez vite Stanley, ne lit qu’occasionnellement ses lettres et lui répond encore plus rarement.

Le mariage d’Alice et Albert

Alice et Albert se rencontrent à Dayton en 1875 et se marient quelques mois plus tard. Alice se rend vite compte des défauts d’Albert qui, sous des dehors charmants, est tyrannique, étroit d’esprit et obsédé par les apparences. Alice comprend qu’elle a commis une erreur en choisissant Albert, mais il est trop tard. Le divorce est à cette époque absolument inenvisageable et de plus, elle est enceinte de cinq mois. D’une manière ou d’une autre, elle va devoir trouver un moyen de faire fonctionner son mariage.

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Alice Pike en robe de mariée – 1876, peint par Jared B. Flagg © Smithsonian American Art Museum Collection (CC0)

Natalie Clifford Barney naît le 31 octobre 1876. Comme tous les enfants des classes supérieures, elle est surtout élevée par des gouvernantes, ce qui crée une certaine distance avec ses parents, par ailleurs assez peu démonstratifs. Très tôt, elle développe un grand attachement à l’égard de sa mère, figure majestueuse et lointaine qui l’embrasse avant de sortir dîner ou de se rendre à une fête. Son père joue un rôle plus accessoire dans son quotidien. Albert est aimant, mais aussi brusque. Natalie l’associe très vite à une forme de rudesse inquiétante.

Un an après la naissance de Natalie, ses parents s’installent à Cincinnati. À la mort de E.E Barney, en 1880, sa fortune est répartie entre sa veuve et ses cinq enfants. Cet héritage vient s’ajouter au salaire d’Albert et aux revenus d’Alice qui proviennent du patrimoine immobilier de Samuel Pike. Cette hausse de leur niveau de vie leur permet d’acheter une belle maison dans un quartier chic de Cincinnati où ils donnent de fastueuses réceptions. En novembre 1879 naît leur seconde fille, Laura.

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Albert Clifford Barney peint par Alice Pike Barney © Smithsonian American Art Museum Collection (CC0)

Une enfance idyllique

Alice est une mère assez distante qui laisse à des nourrices et des gouvernantes le soin d’élever ses enfants. En revanche, elle n’aime ni les règles ni la discipline et ne punit jamais ses filles, ce qui permet aux deux sœurs de bénéficier de beaucoup de liberté. Natalie racontera plus tard que la devise de sa mère était « vivre et laisser vivre » 5.

Avec sa sœur Laura, Natalie apprend le français grâce à sa gouvernante qui lui fait découvrir Jules Verne et les livres de la bibliothèque rose. Le quartier de Cincinnati où se sont installés ses parents a encore un petit air de campagne, et Natalie vit entourée d’animaux de compagnie. Elle prend des leçons de français avec ses voisines, Violette et Mary Shillito, qui lui présenteront bien plus tard Renée Vivien, à Paris.

À l’âge de six ans, alors qu’elle est poursuivie par des enfants dans le hall du Long Beach Hôtel à New York, Natalie se réfugie auprès d’un inconnu à la carrure impressionnante : Oscar Wilde, venu faire une tournée de conférences aux États-Unis. Conscient de sa détresse, Oscar Wilde la soulève dans ses bras puis l’installe sur ses genoux pour la consoler en lui racontant une histoire ; une anecdote que Natalie relatera toujours avec une certaine fierté.

La découverte de l’Europe

En 1883, Natalie fait son premier voyage en Europe en compagnie de sa famille. Avec Laura, elle est témoin d’une scène choquante qui les confronte pour la première fois à l’injustice : en Belgique, elles aperçoivent une femme et un chien harnachés à un lourd chariot de laitier qu’ils tirent avec difficulté. À leurs côtés marche un homme qui fume tranquillement sa pipe sans esquisser un seul geste pour leur venir en aide. « C’est depuis lors que nous sommes devenues féministes », affirmera Natalie dans ses mémoires 5.

Pour Alice, ce voyage en Europe donne aussi lieu à une importante révélation. Elle visite de nombreux musées, passe des heures à admirer des chefs-d’œuvre et achète un carnet à dessins qu’elle remplit de croquis. À son retour à Cincinnati, elle s’inscrit à un cours de peinture sur porcelaine. Non seulement Albert ne partage pas l’intérêt d’Alice pour les arts, mais il désapprouve les goûts de son épouse qu’il juge inconvenants.

L’héritage

À la mort de sa mère en 1887, Albert hérite d’une nouvelle part de l’immense fortune bâtie par E.E Barney. Les parents de Natalie, déjà très aisés, deviennent extrêmement riches.

En 1887, Albert et Alice décident de placer leurs filles dans un pensionnat appelé « Les Ruches » qu’ils ont repéré lors de leur premier voyage en France. Situé à Fontainebleau, cet établissement scolaire pour jeunes filles de la haute société est l’un des plus prestigieux d’Europe. Natalie et Laura, âgées de dix et sept ans, vont y passer dix-huit mois.

Alice obtient d’Albert l’autorisation de s’installer à Paris pour rester proche de ses filles, mais aussi pour se mettre sérieusement à la peinture. Elle prend des cours auprès du peintre français Carolus-Duran, très reconnu à l’époque à la fois comme artiste et comme professeur.

Les «Ruches»

La figure emblématique des « Ruches » s’appelle Marie Souvestre (1838-1905). Elle est la fille de deux écrivain·e·s : Émile Souvestre et Angélique Anne Papot (dont le nom de plume était Nanine Souvestre).

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Marie Souvestre vers 1900

Marie Souvestre a fondé « Les Ruches » avec sa compagne Caroline Dussaut en 1865, avec l’ambition d’encourager l’autonomie, la réflexion et l’indépendance d’esprit chez les jeunes filles – un projet pédagogique tout à fait révolutionnaire pour cette époque. Les femmes recevaient alors une éducation sommaire qui visait à faire d’elles des hôtesses et des épouses accomplies, mais surtout pas des esprits pensants et indépendants.

« Les Ruches » ont inspiré à l’une de leurs anciennes pensionnaires, Dorothy Strachey (la sœur de Lytton Strachey), un roman à clé intitulé « Olivia » dans lequel elle décrivait la fascination exercée par Marie Souvestre sur ses élèves. Le livre, écrit en 1949, est considéré comme un classique de la littérature lesbienne. Il a été adapté un an plus tard au cinéma par Jacqueline Audry. L’inoubliable Edwige Feuillère y incarne Marie Souvestre, rebaptisée « Mademoiselle Julie », qui suscite passions et jalousies dans l’univers feutré d’un pensionnat pour jeunes filles coupé du monde.

Entre tradition et modernité

Marie Souvestre a quitté « Les Ruches » bien avant l’arrivée de Natalie et de Laura. Après sa rupture avec Caroline Dussaut, elle est partie en Angleterre fonder un nouvel établissement scolaire. L’enseignement prodigué aux « Ruches » est cependant toujours guidé par ses principes d’éducation. Les élèves y ont l’obligation de parler français au quotidien. Elles reçoivent des cours de littérature, d’histoire, de poésie et de langues étrangères. La pratique du sport est encouragée, ainsi que l’expression artistique : théâtre, chant ou musique… En revanche, aucune matière scientifique n’est enseignée.

Malgré la modernité des préceptes de Marie Souvestre, il règne aux « Ruches » une discipline presque militaire. L’ensemble forme un étrange mélange, entre tradition et modernité. Natalie ne passe que dix-huit mois aux « Ruches », mais son séjour dans ce pensionnat la marque durablement. C’est aux « Ruches » que naît sa passion pour la poésie. Elle y poursuit également son apprentissage du français et commence à jouer du violon (elle sera considérée comme une violoniste accomplie quelques années plus tard).

Le retour aux États-Unis

En 1889, Albert rapatrie son épouse et ses filles aux États-Unis. Il veut s’installer à Washington où il espère grâce à sa nouvelle fortune se faire accepter par l’élite de la capitale. Dans ce but, il achète une belle demeure dans un quartier prisé, ainsi qu’une immense maison à Bar Harbor, une ville balnéaire située sur l’île des Monts Déserts, dans le Maine.

Baptisée Ban-y-Bryn, la « maison » des Barney à Bar Harbor s’élève sur quatre étages, abrite vingt-six pièces et bénéficie d’une vue spectaculaire. Depuis les années 1870, la haute société washingtonienne a commencé à s’implanter à Bar Harbor où elle a fait construire de luxueuses résidences d’été. Durant la haute saison, ces familles riches et influentes se côtoient et fraternisent dans une succession interminable de fêtes, de bals, de réceptions et de rencontres sportives.

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Alice Pike sous le porche de sa maison de Ban-y-Bryn à Bar Harbor © Smithsonian Institution Archive

Alice a été déçue de quitter Paris, mais elle n’a pas protesté. À Washington et à Bar Harbor, elle remplit scrupuleusement ses devoirs d’épouse et d’hôtesse afin de satisfaire Albert. Déterminée, pleine d’énergie, elle parvient à concilier ses nombreuses obligations avec une pratique intensive de la peinture.

Une personnalité qui s’affirme

Au fil des ans, les personnalités de Natalie et de Laura se révèlent de plus en plus. À douze ans, Natalie possède déjà des traits de caractère très affirmés. Elle est déterminée, dynamique, rebelle et vive d’esprit. Athlétique, elle est à l’aise dans les activités sportives et apprécie tout particulièrement l’équitation, le tennis et la natation. Comme Alice, elle est tolérante, ouverte d’esprit et se fait facilement des amis. Laura est en revanche plus effacée, discrète et d’un tempérament plus obéissant. Malgré leurs différences et quelques désaccords, des liens profonds unissent les deux sœurs qui demeureront toute leur vie très proches.

Avec sa longue chevelure blonde indomptable et ses yeux bleus d’une couleur singulière, Natalie attire déjà tous les regards. L’année précédente, à Paris, Carolus-Duran a accepté, à la grande joie d’Alice, de peindre Natalie et Laura. Les deux sœurs ont posé en costume d’époque. Natalie est ainsi immortalisée à onze ans sous l’apparence d’un jeune page de la renaissance – un personnage qui va l’inspirer durant des années. Aux « Ruches », Natalie aimait déjà jouer les chevaliers-servants pour ses amies.

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Natalie en page peinte par Carolus-Duran en 1887

Un père à la dérive

Tout au long de l’adolescence de Natalie, les relations entre ses parents ne cessent de se dégrader. Alcoolique, Albert est de plus en plus tyrannique et violent. Alice, sa principale victime, met en place diverses stratégies pour gérer au mieux ses exigences et ses explosions de colère.

Au cours d’une terrible crise de jalousie, Albert tente de chasser Alice de leur maison. Puis il décide de partir en emmenant Natalie et Laura. Effrayées, les deux sœurs embarquent avec leur père dans un train à destination de Dayton. Déjà soûl, Albert continue à boire durant tout le trajet. En pleine nuit, il réveille Natalie : il veut se suicider avec ses filles en sautant du train en marche. Natalie ne parviendra à le raisonner qu’en menaçant de tirer sur la sonnette d’alarme et de faire un scandale.

Le féminisme de Natalie a pris racine dans le naufrage du mariage de ses parents dont elle a été le témoin impuissant. Son père lui semblait être une figure pathétique qui incarnait la violence et la duplicité des hommes dans un régime patriarcal. La façon dont Albert traitait Alice lui a fait prendre conscience du sort réservé aux femmes. Vers l’âge de seize ou dix-huit ans, Natalie est déjà convaincue de la nécessité de se rebeller.

Premiers émois amoureux

Natalie a témoigné avoir pris conscience de son lesbianisme vers l’âge de douze ans. Ses sentiments envers les femmes lui semblent complètement naturels et ne lui inspirent aucune honte ni gêne. Natalie a même affirmé avoir toujours été déterminée à ne pas « se laisser détourner de ses goûts » 6.

Troublée par les belles dames de Washington dont Alice peint les portraits, Natalie passe beaucoup de temps dans l’atelier de sa mère. Stressée, l’une de ces femmes tend un jour ses mains à Natalie en lui réclamant un massage. Natalie s’exécute, caressant les paumes et les chevilles du modèle, attentive à ses moindres réactions et fascinée par le pouvoir qu’elle exerce à travers le toucher. Très vite, Natalie devient une experte de ce genre d’attentions, prodiguant ces massages à sa mère et aux amies de celle-ci, ainsi qu’à des camarades de son âge.

Le choc de l’homophobie

Dans son innocence, Natalie ne cherche pas à cacher ses béguins pour de jeunes filles de son entourage. Ils sont interprétés par la plupart des adultes comme des amitiés fusionnelles qui étaient alors considérées comme une étape naturelle dans l’évolution des jeunes femmes. Mais l’attitude de Natalie éveille également quelques suspicions. Un diplomate belge que Natalie suspectait d’être attiré par les adolescent·es l’accuse ainsi, sans doute par dépit et vengeance, d’être « vicieuse » et d’avoir des goûts contre nature. « Méfiez-vous, crache-t-il. Aimer les femmes n’est pas une carrière » 7

Natalie n’a jamais pensé que son attirance pour les femmes pouvait être condamnée par la société. Elle est stupéfaite d’être ainsi jugée et insultée. Abattue, elle se confie à un ami. Loin d’être choqué, celui-ci lui fait découvrir Sappho, cette poétesse qui deux mille ans cinq cents plus tôt adressait ses poèmes amoureux à des femmes 8.

Pour la première fois, Natalie est en mesure de s’identifier et de se projeter dans une œuvre littéraire. Rassurée et réconfortée, elle reprend le cours de son existence. 

Eva Palmer

Evelina Palmer, dite Eva, est la première véritable histoire d’amour de Natalie Barney.

Née à New York en 1874, Eva est une jeune femme à la beauté délicate et à la remarquable chevelure rousse qui lui tombe sur les chevilles. Comme Natalie, elle vient d’un milieu extrêmement aisé, mais bien plus progressiste. À dix-neuf ans, elle se passionne pour les philosophes grecs et notamment Platon. Sous son influence, Natalie s’intéresse à son tour à la Grèce antique qui représentait pour les deux jeunes femmes une alternative à la civilisation occidentale et à sa morale chrétienne 9.

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Eva Palmer

Natalie et Eva sont des amies d’enfance. Elles se sont rencontrées à Bar Harbor où elles ont passé leurs étés à jouer dans les bois, les montagnes et près des cours d’eau. Au cours de l’année 1893, leur amitié évolue progressivement en relation amoureuse.

À la fin de l’été, les deux jeunes femmes supplient en vain leurs parents de les envoyer dans le même pensionnat. Elles doivent se séparer pour rejoindre leurs écoles respectives, mais entretiennent les liens en correspondant et en se retrouvant à la moindre occasion. Tout en poursuivant sa liaison avec Eva, Natalie teste et peaufine ses techniques de séduction dès qu’elle en a l’occasion. Ses avances sont parfois rejetées, mais c’est loin d’être systématique.

Une jeune femme incontrôlable 

Au fil des ans, Natalie prend de plus en plus d’assurance. Son tempérament rebelle inquiète et exaspère Albert qui a de plus en plus de mal à contrôler sa fille : Natalie est insolente, a un sens de la répartie mordant et ignore sciemment ses interdictions. À Bar Harbor, on la voit dévaler les rues dans un cabriolet tiré par deux chevaux, ou galoper à toute allure en menant un second cheval derrière elle. Ses prouesses de cavalière lui valent quelques articles mi-amusés mi-scandalisés dans la presse locale 10. Il arrive aussi à Natalie de monter à cheval à califourchon et non en amazone, ce qui était jugé inconvenant à l’époque pour une femme. Son attitude provoque un petit scandale qui met Albert en rage, tout comme l’habitude prise par Natalie de sortir sans corset ou sans les lourds jupons qui entravent ses mouvements.

Dans sa lutte quotidienne contre l’autoritarisme d’Albert, Natalie bénéficie du soutien de sa mère qui prend dès qu’elle le peut la défense de ses filles. Une façon, peut-être, de se venger de la tyrannie qu’Albert a toujours exercée à son égard. Au cours des années suivantes, Alice jouera le rôle d’alliée pour Natalie qui inventera toutes sortes de stratagèmes afin de se soustraire le plus longtemps possible à l’obligation du mariage.

Une débutante courtisée

En juin 1895, Natalie fait ses « débuts » lors de deux fêtes somptueuses, à Bar Harbor puis à Washington.

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Natalie Barney photographiée par Frances Benjamin Jonhston ©Library of Congress, Washington DC

À cette époque, elle est courtisée par Robert Kelso Cassatt, un autre ami d’enfance de Bar Harbor issu d’une riche et influente famille de Pittsburgh. Robert est très attaché à Natalie qui le prévient qu’elle n’aime que les femmes. Loin d’être rebuté, Robert lui propose alors un mariage blanc. Natalie accepte cette idée comme une solution temporaire, un moyen de satisfaire Albert qui est très pressé de la voir mariée et qui ne cesse de la pressurer. Au moment où Natalie fait ses débuts, elle est ainsi fiancée de façon non officielle à Robert.

À partir de juillet 1896, la famille Barney passe plusieurs mois à Paris. Laura doit y subir une opération de la jambe qui pourrait diminuer le boitement dont elle souffre depuis un accident de calèche survenu quelques années plus tôt. Alice en profite pour reprendre ses cours de peinture auprès de Carolus-Duran, tandis que Natalie continue de s’intéresser à la poésie française et s’essaie à l’écriture de quelques poèmes en vers libres.

Carmen Rossi

Lorsque sa famille repart aux États-Unis en avril 1897, Natalie est autorisée à rester seule en France. Elle habite dans une pension avenue de la Grande Armée, sous la surveillance lâche d’une chaperonne. Elle a désormais vingt-et-un ans et brûle de goûter aux plaisirs interdits de la capitale française. Elle est cependant encore très ignorante. Une amie se plaint auprès d’elle de ne pas connaître les secrets détenus par les prostituées au sujet de la contraception. Pour lui venir en aide, Natalie demande une entrevue à la seule personne de son entourage qu’elle pense capable de répondre à ses questions : un ancien modèle de sa mère, Carmen Rossi.

Carmen Rossi est également le modèle préféré du peintre Whistler qui l’aidera à monter une école d’art, « L’académie Carmen » au 6, passage Stanislas. Carmen s’occupera de la gestion de l’école où Whistler enseignera aux côtés d’autres artistes. Créée en 1898, l’académie fermera ses portes en 1901 11

En plus de poser pour des peintres, Carmen se prostitue. À cette époque, pour beaucoup de femmes – qu’elles soient ouvrières, danseuses ou comédiennes –, la prostitution est un complément de revenu indispensable. Les possibilités d’emploi sont alors rares, et les salaires misérables.

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Carmen Rossi vers 1897 peinte par Whistler « Rose et or: La Napolitaine »

Carmen accepte sans difficulté de recevoir Natalie. Elle lui demande quelques nouvelles d’Alice puis, sans prévenir, l’attire contre elle : « j’ai toujours voulu t’approcher de cette façon », avoue-t-elle. « Mais je n’osais pas lorsque ta famille était là. Maintenant, puisque tu es seule… Si je te plais, cueille-moi. »

Natalie n’est pas femme à refuser une pareille proposition et s’embarque dans une liaison torride avec Carmen. L’expérience est une révélation sensuelle pour Natalie : « les femmes dont j’avais été amoureuse aux États-Unis… n’avaient pas été de véritables maîtresses comme Carmen », confiera-t-elle dans ses mémoires inédites 12

Pendant quelque temps, les pensées de Natalie sont entièrement accaparées par cette liaison. Jusqu’à ce qu’elle croise le regard d’une belle inconnue lors d’une promenade dans les allées du Bois de Boulogne. Natalie ne tarde pas à découvrir l’identité de cette femme à la beauté éthérée qui l’a éblouie et subjuguée : Liane de Pougy, l’une des reines de ce que l’on appelait alors le demi-monde.

Poursuivre la lecture – épisode 3

Image illustrant l’article : Natalie Barney peinte par Carolus-Duran en 1887 (détail)

NOTES

  1. « Chère Natalie Barney », écrit par Jean Chalon, éd. Flammarion, 1992, p.23[]
  2. « Wild Heart. A Life. Natalie Clifford Barney’s Journey from Victorian America to Belle Époque Paris », écrit par Suzanne Rodriguez, éd HarperCollins, 2002, p.12[]
  3. « Wild Heart. A Life. Natalie Clifford Barney’s Journey from Victorian America to Belle Époque Paris », écrit par Suzanne Rodriguez, éd HarperCollins, 2002, p.7[]
  4. Source : wikipedia[]
  5. « Souvenirs indiscrets », écrit par Natalie Clifford Barney, éd. Flammarion, 1960[][]
  6. « Chère Natalie Barney », écrit par Jean Chalon, éd. Flammarion, 1992, p.30[]
  7. « Chère Natalie Barney », écrit par Jean Chalon, éd. Flammarion, 1992, p.32[]
  8. « Wild Heart. A Life. Natalie Clifford Barney’s Journey from Victorian America to Belle Époque Paris », écrit par Suzanne Rodriguez, éd HarperCollins, 2002, p.54[]
  9. « Women of the Left Bank », écrit par Shari Benstock, éd. University of Texas Press, 1986, p.277[]
  10. « Wild Heart. A Life. Natalie Clifford Barney’s Journey from Victorian America to Belle Époque Paris », écrit par Suzanne Rodriguez, éd HarperCollins, 2002, p.58[]
  11. source : Wikipédia[]
  12. « Wild Heart. A Life. Natalie Clifford Barney’s Journey from Victorian America to Belle Époque Paris », écrit par Suzanne Rodriguez, éd HarperCollins, 2002, p.75[]
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