La Femme Falaise – chapitre 3

Sonia de Malanset jouait une valse sur un magnifique piano à queue qui trônait au milieu de son salon de musique. Alice l’écoutait depuis un bon quart d’heure en admirant sa virtuosité et sa posture irréprochable. La princesse appartenait à une autre génération, intraitable sur les questions d’étiquette et de maintien, au point de ne jamais s’appuyer sur le moindre dossier de chaise. Alice se sentait envahie par les notes de musique magnifiées par une parfaite acoustique. Elle pensait avoir reconnu Chopin, mais elle priait le ciel pour que Sonia ne saisisse pas cette occasion pour tester ses maigres connaissances. La passion de la princesse de Malanset pour la musique était de notoriété publique. Elle se reflétait dans la splendeur de cette pièce aménagée avec un soin évident. Assez vaste pour accueillir de véritables concerts privés, ce salon était décoré d’une façon plus chaleureuse et plus personnelle que le reste de l’hôtel particulier. C’était du moins la conclusion d’Alice après avoir été guidée par Sonia à travers des couloirs aussi larges que ceux d’un château. À chaque porte ouverte, elle n’avait pu s’empêcher de jeter de discrets coups d’œil à l’intérieur des pièces pour satisfaire sa curiosité. Et, en découvrant le salon de musique, elle n’avait pu retenir un soupir d’admiration.

À l’invitation de la princesse, elle s’était assise dans l’un des deux canapés étroits installés au pied de l’estrade prévue à l’intention des musiciens. Il faisait bien plus frais dans cette grande pièce vide que dans la salle de réception bondée, et Alice avait été parcourue d’un frisson. Sonia s’en était aperçue et, sans lui demander son avis, lui avait couvert les épaules d’un châle qui semblait l’attendre, soigneusement plié sur le dossier du canapé. Alice avait senti une bouffée de son parfum tandis que la princesse s’était penchée vers elle. Son geste n’avait rien de maternel, pas plus que le regard qu’elle lui avait lancé à cet instant précis. Troublée, Alice avait baissé les yeux, prétextant ajuster le châle sur sa poitrine. Lorsqu’elle avait relevé la tête, Sonia s’était déjà éloignée et grimpait les trois marches menant à l’estrade pour s’installer à son piano. « Cela ne devrait pas être très long », avait-elle promis avec un sourire. Puis elle avait commencé à jouer sans offrir la moindre explication supplémentaire. N’osant l’interrompre pour l’interroger, Alice s’était résolue à patienter sagement, un peu émue par le parfum de Sonia qui semblait flotter autour d’elle – à moins que l’odeur entêtante ne provienne du châle qui enveloppait toujours ses épaules.

Tandis qu’Alice essayait d’estimer le nombre d’invités et de musiciens que Sonia pouvait recevoir dans cette pièce, la musique s’arrêta soudain. La princesse, qui avait paru oublier son existence dès ses toutes premières notes, l’observait désormais avec curiosité.

— Vous jouez divinement bien, s’empressa de la féliciter Alice.

Elle ne savait pas très bien ce que Sonia attendait d’elle. L’avait-elle emmenée jusqu’ici dans le simple but de lui faire admirer sa virtuosité ?

— Et vous ? Jouez-vous d’un instrument ? lui demanda-t-elle sans relever son compliment.

— Non, je… Je crains de n’avoir aucun talent dans ce domaine…

Sa réponse sembla décevoir Sonia, qui attrapa son étui en émail doré posé devant elle sur le piano. Elle en tira une cigarette qu’elle alluma d’un geste exercé à l’aide d’un briquet noir – un objet qu’Alice jugea bien peu féminin.

— Mais vous aimez la musique, n’est-ce pas ? insista Sonia.

Sous des dehors anodins, Alice comprit que la question était éminemment sérieuse et elle ressentit le besoin de dédramatiser.

— Bien sûr ! On s’est assez moqué de moi pour être sortie plus d’une fois en larmes d’un opéra…

Son anecdote arracha un sourire amusé à Sonia.Bonne réponse,se dit Alice avec soulagement.

— Je ne vous imaginais pas si sentimentale, s’étonna Sonia en soufflant la fumée de sa cigarette.

Prise au dépourvu, Alice ne sut que répliquer. L’adjectif « sentimental » était la plupart du temps employé de façon péjorative. La princesse s’était-elle déjà forgé une opinion à son sujet ? Et quelle sorte d’image Alice pouvait-elle bien renvoyer ?

— En revanche, j’aime dessiner à mes heures perdues, lança-t-elle sans réfléchir.

Elle ne voulait pas que Sonia pense que l’art la laissait indifférente. Bien au contraire, Alice éprouvait une admiration sans bornes pour les artistes.

— Vraiment ? Il faudra que vous me montriez votre travail. Je connais plusieurs très bons professeurs. Je vous donnerai quelques noms, et vous pourrez les contacter de ma part.

Alice était de nouveau déstabilisée. Elle regrettait déjà d’avoir fait allusion à ses dessins. La princesse allait bien trop vite à son goût. À part Lucia, elle n’avait jamais montré ses croquis à quiconque. Elle n’avait aucune prétention artistique, et la simple idée d’affronter le jugement d’un vrai peintre la terrifiait. Dessiner n’était, à ses yeux, qu’un passe-temps. Lucia, elle, était une véritable artiste : une écrivaine incroyablement talentueuse. Au début de leur liaison – lorsque Lucia l’aimait encore –, Alice adorait lui décrire les rêves qu’elle nourrissait pour leur avenir. Elle imaginait qu’elles seraient installées toutes deux dans une petite maison au bord de la mer ou dans un atelier quelque part en Italie. Lucia écrirait ses romans et deviendrait une célèbre écrivaine, et Alice illustrerait les couvertures de ses best-sellers.

— Vous avez une jolie voix, confia gravement Sonia, tirant Alice de ses rêveries. Vous devriez la faire entendre plus souvent…

Un grattement de gorge très peu discret détourna l’attention des deux femmes. À l’autre bout du salon de musique, un majordome à l’air pincé passa une tête à travers les portes entrebâillées.

— Pardonnez-moi, madame. M. Henri Saugnez est arrivé.

— Parfait ! Faites-le entrer, je vous prie.

Le majordome ouvrit la porte à double battant puis s’effaça devant un jeune homme au costume bon marché, mais à l’allure extrêmement soignée.

— Approchez, Henri ! s’exclama Sonia avec enthousiasme. Nous vous attendions…

Un peu gauche, il s’exécuta. Il s’avança timidement jusqu’au pied de l’estrade, une pochette pleine de partitions sous le bras.

— Henri, je vous présente Mme Green. Henri est un jeune compositeur très talentueux, ajouta-t-elle à l’attention d’Alice.

Surpris, Henri fit volte-face. Il semblait, dans son empressement, ne pas avoir remarqué la présence d’Alice. Embarrassé, il s’approcha pour lui serrer la main avec un air d’excuse. Alice ressentit immédiatement de la sympathie à l’égard de ce jeune homme un peu maladroit, au regard doux, dont les joues n’avaient pas encore tout à fait perdu les rondeurs de l’enfance.

— Venez me faire écouter votre nouveau chef-d’œuvre, ordonna Sonia en se levant du tabouret de piano pour lui céder sa place. Mon jugement sera impitoyable, bien sûr. Mais de cela, vous en avez désormais l’habitude…

À ces mots, Sonia écrasa sa cigarette dans un cendrier. Son expression était indéchiffrable. Alice adressa un sourire encourageant à Henri. Elle commençait à comprendre qu’ils étaient tous les deux en train de subir une sorte d’examen de passage et elle éprouvait un élan de solidarité à l’égard du compositeur.

Henri monta les trois marches de l’estrade d’une seule enjambée. Le parquet grinça tandis qu’il s’approchait du piano. Il s’assit sur le tabouret, fouilla dans sa pochette et sélectionna une partition qu’il posa sur le pupitre. Après un dernier froissement de papier, un silence de plomb retomba sur le salon de musique. Alice retint son souffle. Elle avait l’impression de se trouver dans une véritable salle de concert, durant ce moment très particulier où le public s’immobilise enfin et où les musiciens gardent les yeux rivés sur le chef d’orchestre dans l’attente de son signal.

Les mains d’Henri se posèrent sur le clavier. Lorsque les premiers accords retentirent, Alice fut tout d’abord étonnée, puis saisie par une émotion nouvelle. La composition musicale d’Henri ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait entendu jusqu’ici. Dépouillée à l’extrême et d’une simplicité trompeuse, sa musique demeurait très mélodique et d’une incroyable mélancolie. Alice la jugea à la fois touchante et dangereuse. Elle sentait qu’elle avait le pouvoir de l’emmener le long de chemins périlleux, sur les traces de vaines espérances et d’illusions perdues. Debout à côté du piano, Sonia écoutait Henri avec une extrême concentration, mais son visage ne trahissait aucune émotion. Elle semblait évaluer sa composition avec un certain détachement, à l’aide de mystérieux critères inconnus d’Alice. « Je ne vous imaginais pas si sentimentale »,avait accusé Sonia.À quoi bon écouter de la musique s’il fallait refouler toutes les émotions qu’elle procurait ? Alice trouvait cette idée épouvantable.

Henri acheva son morceau et reposa les mains sur ses genoux. Après une grande inspiration, il se tourna en direction de Sonia dans l’attente de son verdict. La princesse prenait le temps de la réflexion, le regard perdu dans le vague. Alice était presque anxieuse pour Henri. Elle avait adoré le travail du jeune compositeur, et elle espérait de tout cœur que la princesse l’approuverait à son tour. Silencieuse, Sonia alluma une nouvelle cigarette.

— Qu’en avez-vous pensé, Alice ? demanda-t-elle soudain.

Surprise, Alice se redressa sur son siège. L’emploi inopiné de son prénom la mit mal à l’aise. Il dénotait d’une familiarité qui n’existait pas encore entre elles et qui n’avait pas lieu d’être. Impassible, Sonia attendait sa réponse comme si rien de particulier ne venait de se produire. Alice jeta un regard désemparé à Henri, mais le jeune compositeur ne pouvait pas l’aider. Sonia lui avait lancé un défi, et il n’y avait pas d’échappatoire. Alice resserra son plaid autour d’elle tout en cherchant ses mots.

— J’ai trouvé votre morceau magnifique. Vous avez fait preuve d’une telle précision, d’une telle justesse. Et, en même temps, je n’avais jamais rien entendu d’aussi triste… C’était… comme un regard jeté en arrière.

Alice se tut. Aucune autre idée ne lui venait à l’esprit, aucune remarque au sujet de la technique ou de la manière dont cette œuvre s’insérait dans l’histoire de la musique. Juste quelques considérations sentimentales. Alice craignait de s’être ridiculisée, mais ce n’était pas ce qu’elle lisait dans les yeux de la princesse de Malanset. À cet instant, elle aurait juré que Sonia la regardait avec amusement, peut-être même avec une sorte de tendresse.

— Henri ? Votre avis sur ces compliments ?

— Je ne vais pas me plaindre ! Je les accepte avec plaisir.

Au grand soulagement d’Alice, Henri semblait flatté.

— Je vous remercie d’être venu ce soir et d’avoir partagé votre talent avec nous, conclut la princesse. J’aimerais entendre la suite de votre travail. Aux mêmes conditions que la dernière fois, si cela vous convient ? Je vous laisserai voir les détails avec M. Piast…

Elle voulut ajouter quelque chose, mais fut interrompue par un brouhaha qui résonnait depuis l’extérieur du salon de musique : un mélange de rires et de joyeuses exclamations. Une seconde plus tard, une petite troupe de convives fit irruption dans la pièce, armée de coupes en cristal et de bouteilles de champagne. À leur tête, Ève de Lastre s’accrochait au bras de sa sœur, la baronne de Pravan.

— Princesse, nous vous avons cherchée partout ! J’étais sûre de vous trouver ici… Si je ne vous connaissais pas aussi bien, je jurerais que vous avez tenté de fuir votre propre soirée !

— Personne ne peut échapper à votre sagacité, ma chère Ève, répliqua Sonia. C’est une évidence abondamment documentée.

Sonia ne paraissait ni particulièrement ravie ni vraiment agacée par cette intrusion qu’elle accueillait comme une sorte de phénomène naturel inéluctable.

— Oh, Henri ! Vous êtes là, vous aussi ! s’exclama Ève en remarquant la présence du compositeur. Soyez un ange et jouez-nous quelque chose, voulez-vous ?

Henri obéit de bon cœur et se retourna vers le clavier pour entamer un morceau bien plus enlevé que ses propres créations. Pendant ce temps, la joyeuse petite bande envahissait le salon de musique, prenait les canapés d’assaut et rapprochait d’autres sièges dispersés dans toute la pièce. Dans leur sillage, une nuée de serviteurs fit à son tour son apparition, les bras chargés de plateaux et de seaux à glace. Alice était intimidée à l’idée de se retrouver au milieu de tous ces inconnus. Elle était également frustrée que son tête-à-tête avec Sonia s’interrompe d’une manière si brutale. Mais comment résister à une telle marée humaine ? Le silence austère de la pièce avait laissé la place aux rires, aux raclements de chaises sur le parquet, aux tintements des verres et aux bouchons de champagne qui sautaient. La baronne de Pravan s’assit sur le canapé aux côtés d’Alice. Abandonnée par sa sœur, Ève de Lastre se tenait toujours au milieu du salon de musique. Un peu perdue et assez saoule, elle cherchait en vain un point d’appui.

— Alexis ? appela-t-elle à plusieurs reprises. Où est mon chevalier servant ?

Le dénommé Alexis, un jeune homme à la beauté de statue, se précipita au secours d’Ève pour l’aider à prendre place sur l’un des canapés. Alice crut reconnaître un danseur étoile dont elle avait aperçu le visage sur les affiches des kiosques parisiens.

— Je vous suis si reconnaissante, Alexis, minauda Ève en s’accrochant à lui un peu plus longtemps que nécessaire.

En quelques minutes, Alice se retrouva de nouveau avec une coupe de champagne à la main. Cette fois-ci, elle en but quelques gorgées et, pour ne pas risquer de finir la soirée dans le même état qu’Ève de Lastre, elle accepta les petits-fours que lui proposaient les serviteurs. Sans excès, cependant, car elle n’était pas satisfaite de sa ligne et craignait de paraître trop gourmande si jamais Sonia de Malanset l’observait.

À cette idée, elle ne put s’empêcher de la chercher du regard. Elle se trouvait toujours sur l’estrade, derrière son piano, en train de discuter avec des amis. Une femme très mince, presque maigre, qu’Alice voyait pour la première fois de la soirée, se tenait à ses côtés. L’inconnue portait une magnifique robe princesse. Elle avait de longues et belles mains et un visage aux traits anguleux, à la beauté tragique. Même à cette distance, Alice pouvait apprécier son regard intense, sombre et ombrageux. L’inconnue se blottit contre Sonia tout en posant une main sur son épaule. Alice sentit son cœur battre un peu plus vite. Ce geste témoignait d’une intimité qui ne pouvait avoir qu’une seule explication. Sonia tourna la tête vers l’inconnue qu’elle gratifia d’un tendre sourire. Puis la princesse s’empara avec douceur de la main de son amie pour déposer un baiser à l’intérieur de son poignet. Hypnotisée, Alice ne pouvait détacher ses yeux des lèvres de Sonia, très légèrement maquillées. Elle était infiniment troublée par ce baiser, à la fois sensuel et un peu possessif. Autour des deux femmes, personne ne réagit, comme s’il s’agissait d’une scène banale. Alice fit un effort conscient pour se détourner. Elle avait la sensation désagréable de s’être montrée indiscrète, d’avoir assisté à un moment d’intimité volé. Elle tenta de reporter son attention sur ses voisins, mais les questions se bousculaient dans son esprit. Était-elle bien certaine de ce qu’elle venait de voir ? Qui était cette inconnue ? Son amante ? Alice s’étonnait de sa réaction si vive. En présence de Sonia, elle se trouvait décidément très émotive. En réalité, qu’y avait-il de si surprenant ? Alice savait que la princesse aimait les femmes ; cela n’avait rien d’un secret. Des rumeurs de mariage blanc couraient déjà lors de ses fiançailles avec le prince Philippe de Malanset qui, comme Sonia, avait toujours eu la réputation d’être homosexuel. Bien plus âgé qu’elle, Philippe était mort d’une crise cardiaque une quinzaine d’années plus tôt. Le couple n’avait pas eu d’enfant. Sonia était totalement libre, indépendante, si riche et si puissante qu’elle en devenait intouchable. Pourquoi s’interdirait-elle quoi que ce soit ?

Alice était parasitée par le souvenir du baiser de Sonia. La princesse avait-elle senti à travers ses lèvres le pouls de son amie à cet endroit du poignet où la peau est si fine et si délicate ? L’inconnue portait une montre bien trop grande pour elle, sans doute un modèle masculin. Comme le briquet de Sonia, cette montre détonnait d’une façon subtile mais évidente. Alice repoussa toutes ces impressions dans un recoin de son esprit. Elle y repenserait plus tard, lorsqu’elle aurait retrouvé la solitude de son appartement. Une fois seule, elle pourrait disséquer cette soirée et passer en revue la moindre parole, la moindre émotion.

Tout en se jurant de ne plus regarder du côté de la princesse, Alice prêta une oreille plus attentive aux discussions qui s’animaient autour d’elle. Au début, la présence d’Ève de Lastre l’avait inquiétée. Elle n’avait pas oublié la facilité avec laquelle la salonnière avait ridiculisé ses ennemis devant un public charmé par son esprit et son humour. Mais ses appréhensions furent assez vite dissipées par l’attitude d’Ève qui se montrait, contre toute attente, accessible, et même sympathique. Était-elle rassérénée par sa démonstration de force dans la salle de réception ? Ou bien se sentait-elle tout simplement en terrain conquis, entourée de ses amis ? Alice réalisa qu’elle se trouvait sans doute en compagnie des proches de la princesse, qui pouvaient se permettre de profaner l’intimité de son sanctuaire : son salon de musique.

À force de se gaver de petits-fours, Ève avait repris le contrôle d’elle-même. Elle continuait cependant à boire beaucoup, avec une résistance étonnante compte tenu de son gabarit. Peu à peu, Alice se détendit. À ses côtés, la baronne de Pravan l’ignorait superbement. Elle fumait cigarette sur cigarette, s’exprimait très peu, et s’intéressait surtout à sa sœur. Elle n’adressa qu’une fois la parole à Alice pour lui demander très gentiment de lui passer une serviette.

Alice se contenta dans un premier temps de suivre les conversations. Lorsqu’elle se sentit suffisamment en confiance, elle saisit la première occasion au vol et tenta un mot d’esprit. Elle récolta quelques rires qui furent un véritable soulagement. Encouragée par ce premier succès, elle lança une seconde plaisanterie, puis une troisième. Quelques minutes plus tard, elle discutait à bâtons rompus avec ses voisins. Elle s’autorisa même à raconter une anecdote qu’elle pimenta à sa façon en y ajoutant quelques péripéties de son invention. La soirée avançait, et elle n’éprouvait ni angoisses ni arrière-pensées. Elle plaisantait, s’amusait, argumentait. Pour la première fois, depuis des années, Alice entendait à nouveau le son de sa propre voix s’élever au-dessus du brouhaha. Cette voix – originale, grave et un peu éraillée – avait toujours été l’un de ses plus grands atouts. D’ailleurs, elle n’avait pas oublié que Sonia l’avait complimentée à ce sujet. Alice se sentait revivre, renouer avec sa véritable personnalité. Elle était entourée de visages détendus, souriants. Personne ne lui jetait de regard haineux ou ne chuchotait dans son dos.

Les discussions finirent par se tarir et Alice s’aperçut qu’elle avait perdu la notion du temps. En regardant autour d’elle, elle constata que le salon de musique se vidait peu à peu. Plus personne ne jouait du piano. Les intimes de la princesse se faisaient leurs adieux et se retiraient les uns après les autres. Sonia elle-même avait disparu, tout comme sa mystérieuse amie. Alice ignorait combien d’heures s’étaient écoulées depuis qu’elle avait quitté la salle de réception en compagnie de la princesse de Malanset. Minuit était passé depuis longtemps, et Margaret devait se demander ce qu’il était advenu de sa fille. Comme Cendrillon, il était temps pour Alice de rejoindre sa marâtre. Elle replia avec soin le châle prêté par Sonia et le reposa sur le dossier du canapé. Puis elle s’excusa auprès de ses voisins et sortit du salon de musique. Plusieurs convives rebroussaient chemin en direction du hall d’entrée et Alice n’eut qu’à se laisser guider. Dans la salle de réception à moitié vide, elle retrouva sans peine sa mère qui prenait congé de ses partenaires de bridge. Accaparée par sa propre soirée, Margaret ne semblait pas s’être inquiétée de l’absence de sa fille.

Toutes deux quittèrent la salle de réception, récupérèrent leurs manteaux et se dirigèrent vers la grande porte de l’hôtel particulier. Dans le hall, Sonia de Malanset saluait une dernière fois ses convives. Alice s’efforçait de répondre aux questions de Margaret, mais elle ne pouvait détacher ses yeux de Sonia, qui occupait chacune de ses pensées. Elle appréhendait le moment de lui faire ses adieux ; elle espérait la revoir ou être à nouveau invitée à l’une de ses soirées, tout en ignorant comment le lui suggérer.

Sonia accueillit Alice et sa mère avec un large sourire. Comme lors des présentations, elle s’adressa exclusivement à Margaret, au grand désespoir d’Alice, placée dans une position d’observatrice qui ne lui laissait aucune marge de manœuvre.

— Madame Mitford, je suis navrée de vous avoir si peu vue ce soir, s’excusa Sonia. Cela faisait si longtemps que nous ne nous étions pas croisées !

— N’ayez aucune inquiétude ! Je sais à quel point il est difficile de satisfaire tout le monde lors de ces soirées, et il vous fallait accorder un peu d’attention à chacun de vos invités ! Je suis sûre que nous aurons bientôt l’occasion de nous revoir.

— Mais vous passez si rarement à Paris, se désola Sonia. Faites-moi le plaisir de venir partager ma loge à l’opéra. Disons, un soir de la semaine prochaine ? Nous aurons bien plus de temps pour discuter. Qu’en pensez-vous ?

Si Margaret était surprise, elle n’en laissa rien paraître et accepta gracieusement.

— Quelle charmante idée ! Eh bien, pourquoi pas ? La semaine prochaine, cela me semble parfait.

— Alice, ajouta Sonia en se tournant vers elle. Vous êtes également la bienvenue, bien sûr. J’espère qu’il vous sera possible de vous libérer…

— Avec plaisir, madame de Malanset, balbutia Alice. Je vous remercie pour votre invitation.

Elle était outrée par l’imprudence et l’inconscience de la princesse qui venait à nouveau de l’appeler par son prénom, et cette fois devant sa mère ! Margaret était aussi observatrice qu’intuitive. Aucun détail ne lui échappait. Elle ne manquerait pas de relever cette marque de familiarité déplacée et de l’interpréter à sa guise. Si elle détectait la moindre ambiguïté entre sa fille et la princesse de Malanset, Margaret harcèlerait Alice jusqu’à ce qu’elle estime que tout danger était écarté. Elle lui interdirait de se rendre à l’opéra dans la loge de Sonia et de remettre les pieds dans son hôtel particulier. Elle la menacerait de réduire sa pension ou de lui couper les vivres. Alice ne possédait aucun argent, aucun bien en son nom propre. Malgré ses trente et un ans, elle vivait dans une totale dépendance vis-à-vis de sa mère. La pension que lui versait Margaret était sa seule ressource, et le salaire de son époux était bien insuffisant pour assurer leur train de vie actuel. Et de toute façon, c’était Margaret qui avait trouvé cet emploi à Richard grâce à ses relations et en un appel téléphonique, elle pouvait aussi obtenir son renvoi. Alice se sentit soudain très abattue. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi la princesse de Malanset s’était comportée de cette manière. En une seconde, Sonia avait tout gâché.

Après les politesses d’usage, les trois femmes se saluèrent et se séparèrent. Margaret se dirigea vers la porte, et Alice lui emboîta le pas sans oser la regarder, de peur de voir réapparaître dans ses yeux cette colère familière dont elle avait si souvent fait les frais. « Menteuse, traîtresse, perfide. »Une certaine confusion régnait à l’extérieur à cause des invités qui voulaient tous récupérer leur voiture en même temps. Les valets, qui ne pouvaient se démultiplier, cavalaient d’un bout à l’autre de la cour tandis que dans la rue, de l’autre côté des portes cochères, le ballet des voitures battait son plein. Alice et Margaret durent patienter côte à côte sur le perron. La nuit était très noire, froide et humide. Une bruine presque imperceptible se révélait dans les rares halos de lumière. Glacée jusqu’aux os, Alice resserra les pans de son manteau contre elle. L’incident avec Sonia avait réveillé toutes ses angoisses et effacé l’impression de chaleur que lui avait procurée cette soirée : la légère ivresse du champagne, de la musique et des rires. Alice se retrouvait à son point de départ, dans le froid et l’obscurité, et elle était persuadée que Margaret allait lui faire payer au centuple ces quelques heures d’insouciance.

Un domestique vint enfin leur annoncer que leur voiture les attendait. Toutes deux traversèrent la cour, puis les portes cochères et s’engouffrèrent dans leur véhicule. Les portières claquèrent derrière elles, refermées par des valets.

— Bonsoir, Jean, salua Margaret en s’installant sur la banquette arrière.

— Bonsoir, madame Mitford, répondit le chauffeur en démarrant. J’espère que ces dames ont passé une bonne soirée ?

— Très bonne, Jean. Je vous remercie. Chez Mme Green, je vous prie.

— Bien, madame.

Alice ne décelait aucune colère dans la voix de sa mère, mais elle se tenait sur ses gardes et se faisait la plus discrète possible.

— J’ai l’impression que tu as passé un moment agréable ? lui demanda Margaret. Tu étais rayonnante lorsque tu es venue me retrouver…

— En effet, acquiesça prudemment Alice. Je vous remercie de m’avoir invitée, maman.

— Ma chérie, je n’oublie pas que nous avons eu nos différends par le passé, rappela Margaret après un silence. Mais tu sais que j’aimerais par-dessus tout te voir heureuse…

Alice préféra ne pas répondre à cette provocation qui ne pouvait être qu’un piège. Sa mère n’avait aucun droit de prononcer cette phrase. En s’acharnant à la séparer de Lucia, elle avait ruiné à jamais son bonheur.

— La princesse de Malanset est une femme si digne et si respectable, poursuivit Margaret d’un ton admiratif. Ne m’en veux pas de dire cela, mais notre génération gérait bien mieux toutes ces choses…

— Quelles choses, maman ?

— Eh bien, les choses de la vie. Tu sais très bien à quoi je fais allusion ! Mme de Malanset n’a jamais été éclaboussée par le moindre scandale. Elle est l’incarnation même de la respectabilité. C’est une hôtesse parfaite, sans oublier son goût si sûr. Si jamais tu devais développer une « amitié » avec la princesse, je ne pourrais qu’approuver ton choix…

Alice n’en croyait pas ses oreilles. En écoutant Margaret, une idée absolument insensée germa dans son esprit. Était-il possible qu’elle l’ait invitée à cette soirée dans le but inavoué de la pousser dans les bras de la princesse de Malanset ? Cette hypothèse paraissait folle, mais elle expliquerait bien des choses, à commencer par l’attitude étrange de sa mère, qui s’était montrée, durant tout l’après-midi, embarrassée, nerveuse et préoccupée. Elle correspondait également tout à fait à la logique très personnelle de Margaret, qui estimait sans doute que Sonia appartenait à la même génération qu’elle ; une génération qui savait étouffer les scandales dans l’œuf et conserver ses secrets à n’importe quel prix. Après tout, Alice n’avait jamais entendu sa mère condamner son amour pour Lucia pour des questions morales, même au plus fort de la crise. Margaret avait surtout paru terrifiée par la perspective du scandale, du ridicule et du déshonneur.

— J’ai peur que Mme de Malanset n’ait bien d’autres préoccupations, répondit sèchement Alice en repensant à la mystérieuse inconnue que la princesse avait embrassée dans le salon de musique.

— Il ne faut pas partir vaincue d’avance, ma chérie, conseilla Margaret, qui ne semblait pas se rendre compte qu’Alice bouillonnait de rage. Tu ne devrais pas te sous-estimer de cette manière. Prends exemple sur ton père ! Mon Dieu, je crois que cet homme a passé le plus clair de son existence à être satisfait de lui-même…

Margaret laissa échapper un petit rire amer, puis son regard se perdit au-delà de la vitre. Alice l’observa un moment dans l’espoir que sa mère se retourne vers elle, s’aperçoive de sa colère et reconnaisse enfin sa souffrance. Comment pouvait-elle être aveugle et inconsciente au point de jouer les entremetteuses après lui avoir fait vivre l’enfer avec Lucia ? N’avait-elle vraiment aucune idée de la peine et de la détresse qu’elle lui avait infligées ? Mais la confrontation tant espérée ne vint pas. Margaret ne lui prêtait plus aucune attention et admirait les lumières de Paris d’un air rêveur. Alice sentit toute sa rage et sa frustration retomber d’un coup. Avec Margaret, elle avait toujours fait face à un mur. Imprégnée des valeurs de son milieu, sa mère ne connaissait que l’hypocrisie et le double discours. Alice était si fatiguée, si lasse. Elle essayait de se consoler en songeant que, grâce aux manigances de Margaret, rien ni personne ne l’empêcherait d’accepter l’invitation de Sonia. Les manières un peu autoritaires de la princesse de Malanset l’avaient parfois gênée, mais, dans l’ensemble, cette soirée avait été une véritable respiration. Leur prochaine rencontre dans l’ambiance feutrée de l’opéra devrait être bien moins riche en surprises et en émotions. Du moins, c’était ce qu’Alice espérait.

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